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La gadoue des Deux-Sèvres, le juge d’instance et l’ordonnance routière suisse : quel fromage

Le pitch, comme on dit en télé, est alléchant. Un agriculteur condamné à indemniser une commune sur la base d’un texte qui n’existe pas en France. Alors là, on dit, quel crétin ce juge, même pas capable de connaître ses codes. Si on ne peut plus avoir confiance en la justice de son pays, où va-t-on?  

par Pierre-Antoine Souchardle 8 mars 2019

Lundi, L’Œil du 20 heures de France 2 révèle que le tribunal d’instance de Niort, Deux-Sèvres, a condamné un agriculteur à verser 5 300 € de réparations à sa commune en vertu d’une loi… suisse. Nonobstant dans le sujet la représentation du juge avec un maillet, pas très français, ça, voilà un Clochemerle qui va faire rire le citadin, toujours prompt à se moquer des bouseux. 

Depuis plusieurs années, la mairie de Champdeniers, Chamd’na en patois local, demande à l’un de ses administrés, agriculteur de profession, de cesser de souiller de terre une portion de chaussée avec ses engins agricoles la rendant ainsi glissante et dangereuse.

Face à l’inertie de l’agriculteur, la mairie se résout à une procédure civile. « Les souillures qu’il laissait avec son tracteur sur la route étaient susceptibles de mettre en danger la circulation, notamment le transport scolaire », explique le maire, Jean-François Ferron.

Le cabinet Jean-François Changeur à Angoulême, choisi par l’assurance de la commune, assigne l’homme de la campagne. Le tribunal d’instance de Niort est saisi sur le fondement des articles 1240 et 1241 du code civil, à savoir la responsabilité du fait personnel. Il lui est réclamé 5 000 € pour résistance abusive, 4 000 € au titre de l’article 700 et le remboursement de 450,09 € de constat d’huissier.

L’agriculteur récalcitrant n’était ni présent ni représenté à l’audience du 17 octobre 2018. La décision a été rendue le 5 décembre.

Dans le jugement, que Dalloz actualité a pu consulter, le juge d’instance reprend l’argumentaire du demandeur sur 1240 et 1241, rappelle les obligations des articles 1221 et 1222 du code civil concernant l’exécution forcée d’une obligation, et s’appuie sur l’article 591 de l’ordonnance sur la circulation routière. Celui-ci dispose que « le conducteur d’un véhicule évitera de salir la chaussée. Avant de quitter un chantier, une fosse ou un champ, les roues des véhicules doivent être lavées. Toute chaussée souillée doit être signalée aux usagers et nettoyée immédiatement ».

Le magistrat considère qu’en ne nettoyant pas la chaussée après le passage des roues boueuses de son tracteur, l’agriculteur « viole indiscutablement l’obligation prévue par l’article 591 ». Il le condamne « à assurer la mise en place de mesures efficientes telles qu’un nettoyage de la chaussée ou la pose de panneaux de signalisation de part et d’autre de la zone boueuse » ainsi qu’à 3 000 € pour résistance abusive et 1 500 € au titre de l’article 700. Une décision assortie d’une astreinte de 800 € par infraction constatée (donc 4 500 € et pas 5 300, soit dit en passant).

Comme le relève à juste titre L’Œil du 20 heures, cet article 591 n’existe pas dans un code français mais… suisse. Il s’agit de l’ordonnance sur les règles de la circulation routière du 13 novembre 1962. Et l’article en question est non pas le 591 mais le 59-1, modifié en 2015 par la suppression de la seconde phrase.

« C’est des imbéciles. Y a un truc de fou là-dedans qu’on a pas compris. Faut se méfier de tout », résume, dans une belle formulation complotiste, l’agriculteur interviewé devant sa ferme. Quant au juge, interrogé par téléphone, il ne sait plus d’où il a tiré ce texte. « Je ne peux pas vous dire. Je ne l’ai pas inventé. Je l’ai certainement trouvé dans le code de la route probablement. Vous le trouvez sur internet. Normalement, je vérifie. »

Pour autant, il est quelque peu abusif d’affirmer comme le fait L’Œil du 20 heures que l’agriculteur a été condamné en vertu d’une loi qui n’existe pas puisqu’il l’a été avant tout sur le fondement des articles 1240 et 1241 du code civil.

« On a été particulièrement surpris », reconnaît Me Benoît Gagnadour, du cabinet Changeur, qui assure que l’assignation visait uniquement « les articles du code civil français ». « Le magistrat a peut-être voulu trop bien faire son travail », poursuit l’avocat, diplomate.

Sauf qu’un juge « ne peut retenir, dans sa décision, les moyens, explications et les documents invoqués ou produits par les parties que si celles-ci ont été à même d’en débattre contradictoirement. Il ne peut fonder sa décision sur des moyens de droit qu’il a relevés d’office sans avoir au préalable invité les parties à présenter leurs observations », dit l’article 16 du code de procédure civile.

Le président du tribunal de grande instance de Niort, Matthieu Duclos, souligne que la décision est valable, « même si elle est fondée sur une motivation juridiquement erronée », car non frappée d’appel.

Le juge d’instance, interrogé par sa hiérarchie, « est dans l’incapacité de tracer dans le détail » son cheminement juridique dans les méandres des codes français et suisse. « À l’époque concernée, il y avait une surcharge d’activité » au tribunal d’instance de Niort, avance M. Duclos. Quant au juge d’instance, « il admet qu’il aurait pu faire une vérification plus approfondie sur ce texte », poursuit le président du tribunal de grande instance avant d’ajouter : « le collègue n’est pas fier ».

Quoi qu’il en soit, le maire de Champdeniers ne demandera pas l’application de la condamnation pécuniaire. « Le monde agricole est fragile. Il n’est pas question pour nous de mettre à genoux un agriculteur du Gâtinais », assure M. Ferron, selon qui l’agriculteur a fait des efforts conséquents pour moins salir la chaussée. Sans doute la procédure y est-elle pour quelque chose.

En résumé, pas de quoi en faire un fromage de chèvre ou de vache d’alpage.