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L’anonymat des critiques gastronomiques du Guide Michelin participe de leur liberté d’expression

Faute de démontrer l’existence d’un « motif légitime » de nature à justifier qu’il soit porté une atteinte à l’indépendance d’évaluation et à l’anonymat des critiques du Guide Michelin, constitutive de leur liberté d’expression, l’action en référé du chef Marc Veyrat qui avait perdu une étoile au classement 2019, est rejetée.

par Amélie Blocmanle 20 janvier 2020

Le chef Marc Veyrat, dont le restaurant savoyard La Maison des bois avait obtenu sa troisième étoile au Guide Michelin en 2018, a été déclassé un an plus tard. Après avoir demandé, sans succès, à la société éditrice du Guide rouge la communication des preuves des inspections et des compétences de ses inspecteurs, ainsi que « la trace des débats » ayant conduit au déclassement de son établissement, et faute d’avoir pu obtenir son déréférencement du guide, le chef ainsi que sa société ont saisi la justice. Ils demandent en référé, sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, la communication par la société Michelin, des documents et des informations sollicitées, pour « apprécier si la société a réellement évalué son restaurant en 2019 et ce, en conformité avec sa méthodologie ». Ces éléments devaient permettre au chef d’agir ultérieurement en responsabilité civile, afin de ne plus être référencé dans les futures éditions du Guide rouge, et d’obtenir sur le fondement de la critique des produits et des services une indemnisation de son préjudice.

En défense, la société Michelin fait valoir que les demandeurs sont mal fondés car ne réunissant pas les conditions requises par l’article 145 du code de procédure civile, faute de démontrer le bien-fondé de l’action en justice envisagée au fond et l’utilité de la mesure sollicitée. Notamment, les demandeurs ne rapporteraient pas la réalité de leur préjudice, le chef ayant déclaré dans la presse que son chiffre d’affaires avait augmenté de 10 % après la perte de sa troisième étoile. Le Guide Michelin souligne en outre que la mesure d’instruction sollicitée viole la « règle d’or » de l’anonymat de ses inspecteurs, et porterait une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression, et ainsi à la liberté de critique, garantie par les articles 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (Conv. EDH) et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (DDH). L’éditeur réclamait à titre reconventionnel 30 000 € de dommages et intérêts.

Le motif légitime

Le juge des référés de Nanterre rappelle qu’en application de l’article 145 du code de procédure civile, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé s’il existe un « motif légitime de conserver ou d’établir, avant tout procès, la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige ». La partie doit donc démontrer la probabilité de faits susceptibles d’être invoqués dans un litige éventuel. Or, le juge estime que les demandeurs ne démontrent pas en l’espèce cette probabilité. En effet, alors qu’ils déclarent envisager agir en justice sur le fondement de l’article 1240 du code civil, ils ne produisent aucune pièce relative à l’existence d’un dommage et à la réalité de leur préjudice.

La proportionnalité des mesures

Le juge rappelle en outre que le motif légitime s’apprécie au regard de la proportionnalité des mesures demandées avec les droits de la partie défenderesse.

En l’espèce, les demandeurs ne sollicitaient rien de moins que la levée de l’anonymat des critiques gastronomiques et du secret qui entoure leurs méthodes, ainsi que les critères d’évaluation des établissements référencés au Guide Michelin. Or, comme le souligne le juge, cet anonymat participe de leur liberté d’expression, elle-même intrinsèque à la critique.

Il s’avère que les pièces produites par les demandeurs à l’appui de leur action sont principalement des articles de presse reprenant les propos de Marc Veyrat lui-même, interrogeant la pertinence de la méthodologie et des critères des inspecteurs. Ils ne justifient pas plus du caractère indispensable ni de l’utilité de la demande de communication des diplômes et expériences professionnelles des inspecteurs.

Ces pièces sont jugées insuffisantes à démontrer l’existence d’un motif légitime de nature à justifier qu’il soit porté une atteinte disproportionnée à l’indépendance d’évaluation constitutive de la liberté d’expression des inspecteurs du Guide Michelin. Marc Veyrat et sa société sont donc déboutés de toutes leurs demandes. La société Michelin ne rapportant pas la preuve du caractère abusif de l’action en justice intentée contre elle, est également déboutée de sa demande reconventionnelle de dommages-intérêts.