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Liberté d’expression de l’avocat et sanction disciplinaire

À l’occasion du procès du « gang des barbares », l’avocat de la famille de la victime avait tenu dans la presse des propos qui avaient donné lieu à des poursuites disciplinaires. Sur renvoi après cassation, la cour d’appel de renvoi souligna la nécessité de tenir compte de la proportionnalité de la peine au regard des faits reprochés et estima que la peine disciplinaire d’avertissement était suffisante pour sanctionner le manquement du requérant. Le pourvoi de ce dernier ayant été rejeté, l’affaire est arrivée devant la Cour européenne des droits de l’homme qui retient que la sanction du simple avertissement à titre disciplinaire, qui n’a eu de surcroît aucune répercussion sur l’activité professionnelle, n’est pas excessive au regard des circonstances de l’espèce. 

par Gaëlle Deharole 31 janvier 2018

La profession d’avocat est strictement réglementée et soumise à des principes essentiels qui guident la profession en toutes circonstances. Selon l’article 1.3 du règlement intérieur national de la profession d’avocat, « les principes essentiels de la profession guident le comportement de l’avocat en toutes circonstances. L’avocat exerce ses fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité, dans le respect des termes de son serment. Il respecte en outre, dans cet exercice, les principes d’honneur, de loyauté, de désintéressement, de confraternité, de délicatesse, de modération et de courtoisie. Il fait preuve, à l’égard de ses clients, de compétence, de dévouement, de diligence et de prudence ». Faisant écho à ces dispositions, l’article 183 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 prévoit que « toute contravention aux lois et règlements, toute infraction aux règles professionnelles, tout manquement à la probité, à l’honneur ou à la délicatesse, même se rapportant à des faits extraprofessionnels, expose l’avocat qui en est l’auteur aux sanctions disciplinaires énumérées à l’article 184 » (rapp. Dalloz actualité, 16 avr. 2013, art. A. Portmann isset(node/159053) ? node/159053 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>159053).

Il était en l’espèce reproché à un avocat d’avoir, à l’occasion du procès très médiatisé du « gang des barbares », tenu des propos outrageants à l’égard de l’avocat général. Le bâtonnier en fut saisi et une enquête déontologique fut menée. Une procédure disciplinaire fut ouverte, mais aucune sanction ne fut prononcée contre l’avocat à cette occasion. Un recours fut formé par le bâtonnier et le procureur général qui estimaient que des manquements déontologiques avaient été commis. Saisie d’un pourvoi, la première chambre civile se prononça par un arrêt du 4 mai 2012 : « si l’avocat a le droit de critiquer le fonctionnement de la justice ou le comportement de tel ou tel magistrat, sa liberté d’expression, qui n’est pas absolue car sujette à des restrictions qu’impliquent, notamment, la protection de la réputation ou des droits d’autrui et la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire, ne s’étend pas aux propos violents qui, exprimant une animosité dirigée personnellement contre le magistrat concerné, mis en cause dans son intégrité morale, et non une contestation des prises de position critiquables de ce dernier, constituent un manquement au principe essentiel de délicatesse qui s’impose à l’avocat en toutes circonstances » (Civ. 1re, 4 mai 2012, n° 11-30.193, Dalloz actualité, 23 mai 2012, obs. M. Kebir ; G. Deharo, Principes essentiels de la profession d’avocat : délicatesse et modération, JCP 21 mai 2012). Retenant le manquement déontologique, la cour d’appel de renvoi estima nécessaire de tenir compte de la proportionnalité de la peine par rapport aux faits reprochés et jugea que la peine d’avertissement était suffisante pour sanctionner le manquement. Le pourvoi de l’avocat contre cet arrêt fut rejeté.

Considérant la sanction excessive, l’avocat invoquait les dispositions des articles 6, 7 et 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et portait l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

Les griefs tirés des deux premiers articles sont rapidement rejetés par la CEDH qui relève que la procédure concernant la mesure disciplinaire ne porte pas sur le bien-fondé d’une accusation en matière pénale. C’est la solution de la CEDH en ce qui concerne l’application de l’article 10 de la Convention qui mérite de retenir l’attention. Aux termes de cette disposition, « toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».

Cette disposition garantit à l’avocat, comme à tous justiciables, le droit à la libre expression. Mais cette liberté de parole prend une coloration particulière en ce qui concerne l’avocat en raison du cadre dans lequel s’inscrit sa mission (Dalloz actualité, 20 juill. 2016, art. A. Portmann ).

Il s’agit donc de déterminer dans quelle mesure la sanction prononcée contre un avocat constitue une ingérence dans le droit de ce dernier à la libre expression tel qu’il est garanti par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH 15 déc. 2015, Bono c. France, n° 29369/10, Dalloz actualité, 17 févr. 2015, art. A. Portmann ; AJ pénal 2016. 81, obs. S. Lavric ; D. avocats 2015. 272, Arrêt G. Royer ; 15 déc. 2005, n° 73797/01, D. 2007. 825 , obs. B. Blanchard ). La question n’est pas nouvelle et une abondante jurisprudence, tant au niveau interne (Cass., ass. plén., 16 déc. 2016, n° 08-86.295, Dalloz actualité, 21 déc. 2016, obs. S. Lavric , note E. Raschel ; ibid. 2018. 87, obs. T. Wickers ; AJ pénal 2017. 187, obs. C. Porteron ) qu’au niveau européen, a tracé les contours de la liberté d’expression de l’avocat.

Afin d’apprécier si une ingérence porte une atteinte disproportionnée au droit de l’avocat à la libre expression, il convient de rechercher si elle était « nécessaire » ou non au sens de l’article 10, § 2. Il s’agit plus précisément de vérifier si elle répondait à un « besoin social impérieux ». Bien que les États membres disposent d’une marge d’appréciation, la jurisprudence exerce un contrôle lourd de l’appréciation des États membres. Aussi, il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » (v., entre autres réf., CEDH 14 déc. 2015, n° 39294/09) et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». La nature et le quantum de la peine doivent également être pris en considération pour apprécier le caractère proportionné de la sanction (CEDH 23 avr. 2015, Morice c. France, req. n° 29369/10, Dalloz actualité, 21 déc. 2016, obs. A. Lavric ; ibid. 2016. 225, obs. J.-F. Renucci ; AJ pénal 2015. 428, obs. C. Porteron ; Constitutions 2016. 312, chron. D. de Bellescize ; RSC 2015. 740, obs. D. Roets ). Enfin, selon la doctrine de la CEDH, il y a lieu de distinguer entre la déclaration factuelle et le jugement de valeur. Alors que la matérialité des déclarations de fait peut se prouver, les jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, l’obligation de preuve est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 de la Convention. Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif (CEDH 23 avr. 2015, préc.).

Il s’agissait en l’espèce de déterminer si la sanction disciplinaire d’avertissement prononcée à l’encontre de l’avocat portait une atteinte excessive à son droit à la liberté d’expression. Conformément à sa jurisprudence antérieure, l’arrêt du 23 janvier 2018 prononcé par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Szpiner contre France confirme la jurisprudence antérieure et vient apporter une précision supplémentaire. Après avoir relevé le caractère excessif et injurieux des propos contestés, elle précise que « l’indignation invoquée par le requérant ne saurait suffire à justifier une réaction si violente et méprisante ». Tenus hors du prétoire, ces jugements de valeur ne constituaient ni une possibilité de faire valoir des moyens de défense ni une information du public sur les dysfonctionnements éventuels. La sanction du simple avertissement à titre disciplinaire, qui n’a eu de surcroît aucune répercussion sur l’activité professionnelle, n’est pas excessive au regard des circonstances de l’espèce.