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Spoliation d’œuvres d’art pendant la Seconde Guerre mondiale : restitution d’un tableau de Pissarro

Par une décision du 7 novembre 2017, rendue en la forme des référés, le tribunal de grande instance de Paris a décidé d’ordonner la restitution aux héritiers du propriétaire initial du tableau de Pissarro exposé au printemps dernier au musée Marmottan et spolié pendant la Seconde Guerre mondiale. L’œuvre avait été auparavant placée sous séquestre.

par Thibault de Ravel d’Esclaponle 20 novembre 2017

Le deuxième acte de la pièce tragique qui se joue autour d’un tableau de Pissarro, La Cueillette (1887), est intervenu le 7 novembre 2017 à travers un jugement, rendu en la forme des référés par le tribunal de grande instance de Paris (pour la première étape, v. TGI Paris, 30 mai 2017, n° 17/52901, Dalloz actualité, 13 juin 2017, obs. T. de Ravel d’Esclapon isset(node/185313) ? node/185313 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>185313). Tragique, oui, cette pièce l’est assurément : le contentieux s’est noué à partir d’une œuvre spoliée, et l’on sait combien ces spoliations, érigées par les nazis en une entreprise criminelle systématique, ont participé à des atrocités commises par ces derniers sur la population juive des territoires occupés. La spoliation est l’une des facettes de la Shoah, l’une de ses terribles manifestations et ces acte furent fréquemment le prélude et/ou la conséquence à l’atteinte directe à la vie de la personne spoliée.

On se souvient qu’est en cause la collection de l’industriel Simon Bauer (1862-1947). Celle-ci avait été confisquée suivant une procédure ayant mis en œuvre le commissariat aux questions juives. La Cueillette, bien sûr, en faisait partie. Déporté, puis miraculeusement revenu de Drancy, Simon Bauer avait entrepris, dès son retour, un patient travail de reconstitution de sa collection qui comptait pas moins de 90 tableaux de maître, un vaste musée où se côtoyaient des artistes tels que Sisley, Boudin, Degas, Morizot et plusieurs Pissarro. L’industriel s’était à très juste titre prévalu des dispositions de l’ordonnance du 21 avril 1945 et avait obtenu du président du tribunal civil de la Seine que soit constatée la nullité de la vente des tableaux et que soit ordonnée en conséquence leur restitution immédiate à son profit.

L’ordonnance du président avait certes été confirmée par un arrêt définitif de la cour d’appel de Paris, rendu le 4 mars 1951. Mais, du reste, le tableau n’avait jamais été restitué à Simon Bauer, décédé fort peu temps après, pas plus qu’à ses héritiers. La collection, dans son entier, est bien loin d’être reconstituée. Et il est difficile de retracer avec précision le cheminement, dans le temps, de La Cueillette. Tout juste sait-on qu’elle fut, un temps, entre 1966 et 1967, à Londres, puis à New York, en 1995. À ces deux dates, le tableau fut présenté à la vente. Et c’est à la dernière d’entre elles qu’il trouva ses derniers acquéreurs, précisément ceux auprès desquels la demande en restitution a été formée.

Le tableau a refait surface à l’exposition organisée au musée Marmottan au printemps 2017 : Pissarro, le premier des impressionnistes. Aussi, très rapidement, les héritiers de Simon Bauer ont saisi le tribunal de grande instance de Paris et ont obtenu que l’Académie des Beaux-Arts soit désignée en qualité de séquestre jusqu’à la fin de l’exposition, puis, sous réserve de la justification par les consorts Bauer de la saisine des juges du fond avant le 14 juillet 2017.

C’est donc d’une demande en restitution dont il s’agit désormais, les consorts Bauer souhaitant que soit ordonné à l’établissement des Musées et de l’Orangerie de leur remettre le tableau alors sous séquestre judiciaire.

Les demandeurs ont obtenu gain de cause. Pour le tribunal, les dispositions de l’ordonnance du 21 avril 1945 sont applicables. Ce texte permet aux victimes, et leurs ayants droit, de faire constater la nullité des actes portant spoliation, cette nullité étant de plein droit. En effet, ainsi que le remarque le tribunal, « cette ordonnance ne se borne pas à envisager les seuls actes de disposition commis sous l’occupation mais aussi toutes les transactions postérieures aux actes de disposition accomplis en conséquence de mesure de séquestre, d’administration provisoire, de gestion, de liquidation, de confiscation ou de toutes autres mesures exorbitantes du droit commun en vigueur au 16 juin 1940, telle la vente publique du 18 mai 1995 (…) » (jugement, p. 7). Il y avait donc une chaîne tragique qui s’est nouée depuis cette sombre période et cette chaîne se trouve entièrement comprise dans le champ d’application de l’ordonnance du 21 avril 1945. Les consorts Bauer ont de surcroît satisfait au délai de recevabilité, tandis que leur action tend à la restitution de l’œuvre. À cet égard, la décision fait référence à l’article 2 de l’ordonnance de 1945, selon laquelle « lorsque la nullité est constatée, le propriétaire dépossédé reprend ses biens, droits ou intérêts exempts de toutes charges et hypothèques dont l’acquéreur ou les acquéreurs successifs les auraient grevés » (jugement, p. 7).

L’argument lié à la prétendue incompétence des juridictions françaises n’est pas reçu par la juridiction. C’est que le droit spécial de l’ordonnance s’y oppose, permettant au demandeur d’opter pour le tribunal de son choix, de sorte que le lieu où demeure le tableau revendiqué était parfaitement envisageable.

Quant au fond, le tribunal fait preuve d’une remarquable motivation. Selon lui, les consorts Bauer ne sont certainement pas forclos, ils ont satisfait « aux délais de recevabilité de leur demande de six mois prévus par l’article 21 de l’ordonnance du 21 avril 1945 » (jugement, p. 8). Par ailleurs, la question de l’éventuelle mauvaise foi des derniers acquéreurs est évoquée : elle est très vite réglée. De toute façon, « l’ordonnance du 21 avril 1945 ne fait aucune distinction selon les acquéreurs successifs s’agissant de leur bonne foi et n’institue aucune limite dans le temps puisqu’elle se borne à rappeler que « l’acquéreur ou les acquéreurs successifs sont considérés comme possesseurs de mauvaise foi au regard du propriétaire dépossédé » (jugement, p. 8). Le tribunal prend bien soin d’indiquer qu’« aucune pièce probante ne permet de constater la mauvaise foi des acquéreurs », « cet élément de fait est sans incidence sur l’application des dispositions de l’ordonnance du 21 avril 1945 ». De surcroît, il n’est pas question de nier le droit de propriété des derniers acquéreurs, mais il faut bien avouer, selon le tribunal, que la protection internationale et constitutionnelle dont jouit ce dernier, bénéficie à chacune des parties, de sorte qu’il paraît guère efficace d’exciper d’un argument sur ce point.

Après avoir indiqué que l’action des consorts Bauer est bien une action directe contre les derniers acquéreurs, le tribunal de grande instance écarte les arguments liés à la prescription. Les défendeurs ne peuvent bénéficier des dispositions de l’article 2276 du code civil : ils sont considérés, au sens de l’ordonnance, comme de mauvaise foi. Ils pourraient peut-être prétendre à l’application des articles 2262 et 2235 du code civil, dans leur rédaction antérieure au 19 juin 2008, c’est-à-dire bénéficier de la prescription trentenaire. Il demeure que, selon cette décision, la prescription n’avait pas pu courir car les héritiers Bauer s’étaient trouvés dans l’impossibilité d’agir, l’ordonnance étant inapplicable au Royaume-Uni et aux États-Unis, et ce, jusqu’au jour où le tableau était réapparu sur le territoire français.

Le tribunal a donc fait droit à la demande et ordonné à l’Établissement public des Musées et de l’Orangerie de remettre à l’indivision Bauer le tableau de Pissarro. La collection que Simon Bauer avait patiemment construite, atrocement dispersée du fait des spoliations, se recompose progressivement.