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Le droit en débats

La salle d’audience, cluster perdu des droits de la défense ?

En application de la loi n° 2020-856 du 9 juillet 2020 organisant la sortie de l’état d’urgence sanitaire, les décrets nos 2020-944 et 2020-884 des 17 et 30 juillet 2020 modifiant le décret n° 2020-860 du 10 juillet 2020 rendent obligatoire le port du masque dans tous les lieux clos, en complément des gestes barrières, à compter du 20 juillet.

Par Valérie-Odile Dervieux le 22 Septembre 2020

Or la salle d’audience, au sein de laquelle se dit, se montre, se vit la justice1 – n’est pas un « lieu clos » comme les autres.

Après avoir été confiné, privé d’audience « en présentiel »2, l’avocat doit-il désormais assurer « obligatoirement » une défense « masquée » au risque d’être brouillée3 ?

Faute de réglementation covidienne spécifique, l’obligation du port du masque dans les prétoires n’a d’ailleurs pas tardé à faire débat. Sans surprise, c’est à l’occasion du plus médiatique des procès (au surplus filmé), celui des attentats de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l’Hyper Cacher4, que la question de sa compatibilité avec les droits de la défense s’est posée publiquement5.

Comment un magistrat peut-il juger des hommes dont le visage est partiellement caché et qu’on peine à comprendre ? Comment faire entendre dans une enceinte de justice une voix masquée, celle de la partie civile comme celle de la défense ou des experts et témoins, masquée dans des conditions adaptées ? Comment faire cohabiter dans un même lieu sécurité sanitaire, droits de la défense, loyauté des débats et publicité ?

Et, finalement, quelle vision entend-on donner ainsi publiquement de la justice ?

La question n’est pas que théorique et elle vient rejoindre une réalité peu glorieuse : de très nombreux lieux de jugement ne sont pas adaptés à des audiences publiques, au surplus « masquées », souvent longues ; absence de climatisation, d’air/de lumière naturelle, de micros pour chacun des acteurs du procès ; sonorisation inadaptée ou défaillante, « obstacle » de la « cage en verre » au sein desquelles sont placés les détenus et d’où ils prennent la parole, etc.

Entendre, faire entendre, comprendre devient alors un sujet non masqué de tensions.

Le pouvoir de police du président d’audience, variable d’ajustement de la libre expression ?

Si les audiences obéissent à des règles de procédure précises6, voire complexes, le bon déroulement des audiences ressort du « pouvoir de police » du magistrat qui la préside, pouvoir ressortant de textes de loi mais aussi de principes directeurs du procès tels que fixés par les normes internationales et, notamment, la Convention européenne des droits de l’homme.

Le président de l’audience – civile ou pénale – dispose de pouvoirs d’organisation et de coercition pour assurer le bon déroulement et la sérénité des débats.

La police des audiences correctionnelles et de la cour d’assises est régie par les articles 401, 404, 405 et 309, 321 et 322 du code de procédure pénale.

Les articles 438 et 439 du code de procédure civile régissent les audiences civiles tenues en salle d’audience, en chambre du conseil et en cabinet. Ce pouvoir de police, sanctionné par les dispositions des articles 675 à 678 du code de procédure pénale, s’est exprimé récemment sur des sujets « vestimentaires » (port de décorations sur la robe7, port du voile lors de l’audience8), relevant d’enjeux fondamentaux (neutralité, égalité).

Cette régulation, dévolue au magistrat qui préside l’audience, est fondée par son objet même : assurer la sérénité et la loyauté des débats.

Or la crise sanitaire inédite interroge : le port du masque lors de l’audience peut-il être « obligatoire » si ce port contrevient aux principes de sérénité et de loyauté des débats et, plus avant, aux principes directeurs du procès (contradictoire, droits de la défense) ?

Car le droit à un procès impartial trouve un écho procédural pendant la phase d’enquête, d’instruction mais également lors de l’audience. Plus particulièrement, les droits de la défense, visés à l’article 6, § 3, de la Convention européenne, induisent notamment une capacité à pouvoir faire entendre sa voix, celle de son conseil, tout au long du procès directement et via l’audition et les questions posées aux témoins et experts.

Dès lors, la difficulté, réelle ou ressentie, de pouvoir s’exprimer, le sentiment d’une entrave à ses droits en raison d’un port de masque doivent être pris en compte, et c’est bien au président d’audience, dans le cadre de son pouvoir de police, d’évaluer, de gérer et de résoudre ces difficultés en autorisant, en cas de besoin, une « parole démasquée » tout en veillant aux autres « gestes barrière ».

Cette nouvelle « police sanitaire de l’audience » oblige par ricochet l’administration de la justice à mettre à la disposition du président tous les outils adaptés à la conduite de l’audience dans un cadre sanitaire et matériel sécurisé respectueux des principes directeurs du procès.

Conclusion

La circulaire du premier ministre du 1er septembre 2020 relative à la prise en compte dans la fonction publique de l’État de l’évolution de l’épidémie de covid-19, reprise par la note du secrétariat général du ministère de la justice du 2 septembre 2020, si elle confirme notamment que le port du masque, s’impose désormais dans tous les locaux des administrations, hormis les bureaux individuels et sous réserve de situations spécifiques médicalement constatées (handicap), elle précise également que « des adaptations a l’obligation de port permanent du masque peuvent, le cas échéant, être mises en place pour tenir compte des besoins spécifiques de vos services tout en garantissant la santé et la sécurité de vos agents dans les conditions prévues par le protocole sanitaire précité ».

L’audience et ses impératifs relèvent de ces « besoins spécifiques ».

Le contexte sanitaire nous oblige, chacun dans sa mission, sans pouvoir tout justifier.

 

 

Notes

1. Dalloz actualité, Le droit en débats, 20 janv. 2018, Prétoire, audience et symboles - Libres propos, par E. Madranges.

2. La Conférence des avocats du barreau de Paris, La défense masquée, Gaz. pal. 9 juin 2020.

3. L. Garnerie, Le masque et la défense, Gaz. Pal. 8 sept. 2020, p. 7.

4. C. Digiacomi, Au procès de Charlie Hebdo, le port du masque parasite les premiers débats, Huffpost, 3 sept. 2020 ; C. Lagadic, Tribunal judiciaire de Toulouse : un avocat refuse de plaider avec un masque et provoque un incident de séance, La Dépêche, 16 sept. 2020 ; C. Piret, Demain je viendrai avec une burqa, France Inter, 7 sept. 2020.

5. S. Parmentier, Procès des attentats de janvier 2015 : les débats autour de la « cour masquée » se poursuivent, France Inter, 3 sept. 2020 ; A. Gonzalez et C. Ollivier avec J. Pecnard avec AFP, Procès des attentats contre Charlie Hebdo : le port du masque parasite les débats, BFMTV, 4 sept. 2020.

6. C. Guéry et B. Lavielle, Guide des audiences correctionnelles, Dalloz.

7. Civ. 1re, 24 oct. 2018, n° 17-26.166, Dalloz actualité, 25 oct. 2018, art. T. Coustet ; le principe d’égalité ne s’oppose pas à l’existence de décorations décernées en récompense des mérites éminents ou distingués au service de la nation, de sorte qu’aucune rupture d’égalité entre les avocats n’est constituée, non plus qu’aucune violation des principes essentiels de la profession, lorsqu’un avocat porte sur sa robe professionnelle les insignes des distinctions qu’il a reçues.

8. Gaz. Pal. 19 sept. 2015, p. 6 ; ibid. 12 juin 2018, p. 15 ; Douai, 9 juill. 2020, n° 19/05808, Dalloz actualité, 21 juill. 2020, obs. G. Deharo ; M. Philip-Gay, La laïcité dans la justice, GIP justice, févr. 2020 ; E. Forey et Y. Laidie, L’application du principe de laïcité dans la justice, GIP justice, juill. 2019.