Si l’histoire des épidémies nous livre comme un singulier miroir de certains processus à l’œuvre aujourd’hui5, les capacités et moyens dont nous disposons, en matière de soins comme au plan technologique, apparaissent incommensurables avec ceux du temps jadis. Ne surgit pas moins, à l’instar justement de la « grande grippe », la question de l’activité6. Celle du monde du travail. Quelle traduction la stratégie du chef de l’État y trouve-t-elle ? Sans attendre, une politique du travail a été construite face à la crise que nous connaissons. De cette politique, quelles sont les orientations ? Procèdent-elles d’injonctions contradictoires ? (I) Ce serait méconnaître la vision ou, plus précisément, la doctrine qui les sous-tend et en même temps les dépasse (II).
À la suite des annonces du Premier ministre et du président de la République, intervenues les 14 et 16 mars, les entreprises ont immédiatement compris qu’il convenait de prendre les décisions qui s’imposaient pour protéger au mieux la santé de leurs salariés. Enjeu primordial, et, en soi, non négociable. A cette fin, deux voies ont semblé être privilégiées : d’un côté, le télétravail (ou travail à distance), afin de maintenir l’activité tout en respectant le confinement, d’un autre côté, et à défaut, l’activité partielle (ou, si l’on préfère, le « chômage partiel »7). Partant du constat selon lequel pas moins de 8 millions d’emplois – plus de 4 sur 10 – seraient concernés par le télétravail, le ministère du Travail a poussé les employeurs à privilégier cette solution quand elle s’avérait susceptible d’être mise en œuvre, en avançant que « le télétravail est la règle impérative pour tous les postes qui le permettent » ou qu’il est « impératif que tous les salariés qui peuvent télé-travailler recourent au télétravail jusqu’à nouvel ordre »8. Aux allures prescriptives, ce discours constituait une incitation pour les employeurs à exercer la prérogative qu’ils tiennent de l’article L. 1222-11 du code du travail, les autorisant par décision unilatérale à instaurer, « en cas de circonstances exceptionnelles, notamment de menace d’épidémie », le télétravail au titre d’un « aménagement de poste rendu nécessaire pour permettre la continuité de l’activité de l’entreprise et garantir la protection des salariés », en l’absence même d’accord collectif ou de charte unilatérale sur le sujet9. Certes, les entreprises n’étaient pas toujours préparées à ce mode d’organisation, mais cette option présentait un mérite, celui de préserver à la fois la santé des salariés et l’activité.
Dans les entreprises ne pouvant, ne serait-ce que pour certains postes, recourir au télétravail, un autre message a été délivré : « Toutes les entreprises qui subissent une baisse partielle ou totale d’activité sont éligibles au chômage partiel ». Ce message s’accompagna dès le 16 mars de l’annonce d’une réforme – intervenue depuis10 – du dispositif de l’activité partielle, afin d’en simplifier la procédure mais encore de le rendre plus efficace et protecteur, pour faire face à la crise que nous connaissons. Dans la mesure où aucune interdiction de licencier (pour motif non inhérent à la personne du salarié) pendant cette période n’a été consacrée en France11, c’est ce dispositif de l’activité partielle qui a été mobilisé afin de limiter les ruptures de contrats de travail. Les demandes explosent désormais : 220 000 sociétés, employant 2,2 millions de salariés, avaient déposé un dossier, vendredi. Nul ne sait, à ce stade, combien seront acceptées12. L’on observera que le discours du ministère se révélait plus nuancé qu’il y paraît, puisque les entreprises visées étaient celles dont l’activité est « réduite du fait du coronavirus » (lien de causalité direct), « notamment » celles ayant fait l’objet de l’obligation de fermeture en application de l’arrêté du 15 mars 2020. Cette formulation signalait que, pour les entreprises ou structures non directement impactées par ce texte, l’éligibilité au dispositif de l’activité partielle n’aurait rien d’automatique.
En se refusant à instaurer un confinement total, Emmanuel Macron a entendu frayer un chemin, fut-il étroit, visant à maintenir, autant que possible, l’activité. Une telle approche pouvait, à tort ou à raison, être comprise comme traduisant le souci de prévenir ou limiter la crise économique qu’engendrera cette crise sanitaire, avec ses conséquences sur l’emploi. Cette orientation a été peut-être occultée par l’impératif absolu d’endiguer la propagation du virus, mais elle a, dès le départ, été mise en avant. Procédait de l’hypothèse de poursuite de certaines activités la stratégie du ministère du Travail consistant à réaffirmer la responsabilité des employeurs au titre de leur obligation de sécurité, en leur enjoignant de prendre les mesures de prévention qui s’imposent, d’adapter ces mesures aux circonstances présentes, de réévaluer les risques, en cernant bien les salariés exposés13, et finalement de faire le nécessaire « pour éviter ou, à défaut, limiter au plus bas le risque »14. L’objectif, en l’absence de recours au télétravail, était de définir les conditions préalables au maintien de l’activité, tout en ourlant, par défaut, les contours du « danger grave et imminent » de nature à justifier l’exercice du droit d’alerte du représentant du personnel au comité social et économique (CSE) et, plus encore, du droit de retrait du salarié15. Mais cette seconde injonction n’a pas tardé à devenir plus explicite, avec l’idée selon laquelle « [t]ous ceux qui le peuvent doivent aller travailler, surtout dans les secteurs essentiels »16. La ministre du Travail s’en fit l’écho lors de la discussion à l’Assemble Nationale sur le projet de loi d’urgence sanitaire : « S’agissant de l’activité économique, de manière générale, nous estimons qu’une certaine continuité est nécessaire et qu’il convient de laisser la liberté aux acteurs de poursuivre. Notre intention est véritablement que l’activité économique puisse durer le plus possible », affirma-t-elle17. Le message a été, dans une certaine mesure, entendu. C’est pour inciter et/ou récompenser la poursuite de leur activité par certains salariés qu’a été décidée, notamment dans la grande distribution et l’agroalimentaire, l’instauration de primes exceptionnelles. De telles injonctions se révèlent-elles contradictoires ? Ces primes constituent-elles une marchandisation de la santé des salariés ? À ces questions, il n’est pas de réponse générale : tout est affaire en ce domaine de circonstances, de contexte(s). L’approche du Gouvernement, elle, se veut globale : il s’agit à la fois d’éviter la propagation du coronavirus, et de tenir compte de ses conséquences sociales, économiques, financières. L’idée est de « concilier l’impératif absolu de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, et la nécessaire préservation de la continuité de notre activité économique et sociale, cruciale pour surmonter dans la durée la crise que nous traversons »18. Reste que ces directives ne font sens qu’à la lumière d’une doctrine sous-jacente consistant à traiter différemment les différents secteurs d’activité.