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Dossier 

Juge d’instance, figure quotidienne de l’humanisme judiciaire

Jean-Louis Cioffi, vice-président du tribunal d’instance de Besançon, est intervenu en mai 2015 devant l’École nationale de la magistrature, sur le sujet « Chefs de cours : nouveaux enjeux ». Il a développé, à cette occasion, un point de vue particulièrement intéressant et exhaustif sur le rôle du juge d’instance. Ou en somme, comment « juger humainement des affaires humaines ». Dalloz actualité reproduit ce texte.

par Jean-Louis Cioffile 18 février 2016

Libres propos d’un juge d’instance parmi tant d’autres

Il m’a été demandé de donner le point de vue « du » juge d’instance dans l’application humaine du droit, mais il me paraît important de préciser qu’il s’agit plutôt du point de vue « d’un » juge d’instance et que je ne prétends nullement être représentatif.

On le sait, le juge d’instance est l’héritier de la justice de paix, supprimée en 19583, mais qui représente toujours « l’âge d’or » d’une justice de conciliation4.

Le juge d’instance se veut proche du justiciable, toujours prêt à concilier ou à déléguer la tentative de conciliation afin de faire en sorte que les gens « s’arrangent » entre eux.

Il s’agit d’un juge marqué par la proximité géographique, la proximité avec le justiciable, qui règle les « petites affaires », mais qui sont en réalité les causes les plus importantes pour lui, et dont les décisions sont guidées par l’idée de faire régner la paix sociale.

L’évolution de l’office du juge d’instance

Le juge d’instance est l’une des figures de magistrat dont l’office correspond certes à l’application de la règle de droit mais également à garantir le « vouloir vivre collectif ».

Cet office interroge les rapports que le juge entretient avec l’équité ou la justice en tant que suum cuique attribuere (à chacun son dû).

Si la Révolution française tend à lier la légitimité du juge à la stricte application de la loi, l’observation de l’office du juge d’instance montre que cette ancienne conception du suum cuique attribuere perdure. Ce sont ces considérations qui sous-tendent l’extension de ses pouvoirs, pour libérer le juge d’instance d’une fonction « d’automate ».

Une évolution importante a eu lieu avec l’émergence des contentieux de masse dans les années 1970-1980, se substituant aux contentieux ruraux ou de voisinage5. Ce sont les contentieux des crédits à la consommation, de l’expulsion locative, du surendettement qui vont toucher, pour l’essentiel, un public fragilisé.

La multiplication des dossiers pose alors la question d’un juge devenu « une machine à délivrer des titres exécutoires  à l’encontre de parties le plus souvent absentes ou non représentées de sorte que la tentative de conciliation est devenue une mission marginale, un vœu pieux.

Aujourd’hui, la vocation principale du juge d’instance est de trancher en droit une masse importante d’affaires du quotidien.

Cumul de contentieux spécialisés relevant de la compétence exclusive du juge d’instance

Comme vous le savez, le juge d’instance est un juge qui a en charge une importante variété de contentieux, faisant appel à un champ de compétence (matériel et technique) particulièrement étendu.

Ces contentieux et compétences regroupent tout à la fois des services d’audiences (droit commun civil, droit de la consommation, baux d’habitation, police, surendettement, contentieux des funérailles, baux ruraux, départage prud’homal, élections politiques et professionnelles), et d’autres de cabinet dans des domaines très divers (la protection des majeurs, les saisies des rémunérations, libération ou reprise de logement, injonction de faire, force exécutoire de PV de conciliation, suspension de prêts à la consommation, état civil, destruction d’objets abandonnés, etc.).

Le juge d’instance, comme d’ailleurs tout autre magistrat, doit faire face à une multiplicité de modifications législatives et réglementaires. À titre d’exemple, depuis ces dernières années, les magistrats d’instance ont dû faire face à la réforme des baux d’habitation (loi ALUR), de la protection des majeurs, celle du crédit à la consommation (loi Lagarde), du surendettement et de la représentativité syndicale qui ont rénové ces contentieux, outre de multiples lois de simplification du droit6, et de décrets modifiant la répartition des compétences.

Aussi, dans les juridictions moyennes, le juge d’instance a de multiples attributions juridictionnelles de sorte que son équivalent temps plein travaillé (ETPT) se partage entre de multiples fonctions, dont la spécificité, on l’aura compris, est leur masse et aussi leur technicité juridique.

La vocation du juge d’instance est de trancher les litiges du quotidien

Trancher, juger les litiges du quotidien, ne signifie pas dire le droit pour des affaires simples7. Quotidien ne signifie pas application simple, voire simpliste, d’une règle de droit à une situation donnée.

Quotidien signifie que le juge d’instance est directement confronté à la présence physique du justiciable – sans le filtre obligatoire de l’avocat –, à sa demande souvent mal formulée, à sa colère, à son incompréhension de la procédure, au piège de l’oralité de la procédure et au principe du contradictoire souvent considéré comme un obstacle à sa vérité8 car le justiciable considère que seul le juge doit bénéficier de ses moyens de preuves et argumentation, non son adversaire.

On le voit, le juge d’instance ne bénéficie pas du filtre obligatoire de l’avocat, le législateur l’a voulu ainsi, afin de faciliter l’accès de nos concitoyens à la justice du quotidien9.

Par sa proximité avec le justiciable, le juge d’instance apparaît comme un juge qui, au-delà des compétences juridiques et techniques, est connu pour rendre des décisions équilibrées et justes. C’est en partie grâce à cette légitimité qu’il a pu être écouté du législateur10.

Quel doit être le positionnement du juge d’instance ? Doit-il se borner à être un simple arbitre du litige ? Doit-il, au contraire, être acteur de la résolution du litige ? Face à une partie se défendant seule et une autre bénéficiant de l’assistance d’un professionnel du droit, quelle attitude du juge ? Arbitre ? Ou acteur ?

Comment traiter un contentieux de masse ? Et quel doit être l’office du juge qui rencontre, au quotidien, des justiciables peu défendus ?

Le juge d’instance a incontestablement un rôle et un office particulier dans la mesure où, on l’a vu, son périmètre d’intervention est très vaste.

On l’aura compris, le juge d’instance est un juge qui se veut acteur de la résolution du litige, un juge dont l’office est subtil, délicat dans la mesure où il se doit de garder l’impartialité, qui fonde sa légitimité, tout en faisant preuve d’humanité, d’une écoute, d’une attention particulière, et en conservant comme objectif l’application de la règle de droit voulu par le législateur.

Le juge d’instance est incontestablement un acteur marqué par une ferme volonté d’appliquer le droit de manière humaine (I). En effet, le juge d’instance n’est pas le juge de la sanction mais recherche avant tout une solution raisonnée du litige.

Cela dit, face à l’exigence actuelle de performance, cette application est-elle durable ? (II).

I. Le juge d’instance : acteur incontestable de l’humaine application du droit positif

On le sait, l’implication du juge d’instance se réalise par la réunion de compétences (ratione materiae) qui ont en commun de toucher un public fragile, défavorisé et peu défendu.

Il est d’ailleurs fréquent que le même juge retrouve les mêmes justiciables pour des contentieux différents (expulsion, crédit à la consommation, surendettement, tutelle), qui trouvent leurs sources dans une même situation de difficultés humaines.

C’est l’idée qu’il ne suffit pas pour le juge d’instance de rendre une décision, des titres exécutoires, mais il se doit de faire en sorte que sa décision s’inscrive dans son contexte et qu’elle soit utile et humainement acceptable.

Le fait que le public du juge d’instance est le plus démuni, qu’il n’est généralement pas assisté ou représenté par un avocat justifie à lui seul l’extension des pouvoirs d’office du juge, qui doit pouvoir palier l’ignorance des parties de leurs droits. En effet, dans ce cas, il convient, nous semble-t-il, d’essayer de rétablir l’égalité des armes (justice distributive11) en faisant du juge un juge acteur dans l’application de la règle de droit.

Le juge s’appuie notamment sur les articles 12, 125 et 472 du code de procédure civile et sur la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), pour légitimer l’extension de ses pouvoirs.

L’oralité de la procédure permet également au juge d’avoir un rôle plus actif.

Nous illustrerons notre propos dans quatre exemples de domaines qui sont le « pain quotidien » du juge d’instance, les baux d’habitation (A), les crédits à la consommation (B) le surendettement (C) et la protection judiciaire des majeurs (D).

A. En matière de baux d’habitation : la problématique de la suspension de la clause résolutoire, lorsque la dette a été soldée postérieurement aux deux mois suivants le commandement de payer, mais avant l’audience de jugement

On le sait, le logement constitue souvent le dernier rempart contre l’exclusion. La perte d’un logement est un traumatisme, qui entraîne les personnes dans une spirale de l’exclusion. Chacun doit pouvoir vivre dans un habitat adapté à ses besoins et ses revenus12. En 2013, près de 126 000 décisions de justice d’expulsions ont été prononcées, et 12 000 ont été réalisées avec le concours de la force publique. On estime que ce sont 40 000 ménages qui sont chaque année contraints de quitter leur logement à la suite d’une procédure d’expulsion13.

Ce constat est le fruit de l’augmentation de la « quittance sociale » : hausse des loyers, des charges, de l’énergie, etc., alors que les salaires stagnent.

Le juge d’instance, juge vivant au sein de la « cité », détient de la loi, (Loi n° 89-462, art. 24), le pouvoir d’accorder des délais et ce, même d’office, afin d’éviter l’expulsion en permettant au locataire de payer ses loyers et de se maintenir dans les lieux14.

Peut-il – doit-il ? – résister à la logique juridique implacable de l’application de la clause résolutoire, lorsque ses effets auraient des conséquences injustes et inhumaines ?

Exemple : assignation en constatation de l’acquisition de la clause résolutoire, aucun règlement dans les deux mois, mais le locataire a réglé sa dette locative peu avant l’audience, mais hors délai de deux mois suivant le commandement de payer.

En droit, la clause résolutoire a joué, le bail est résilié et l’expulsion est ordonnée !

Par ailleurs, l’octroi de délai n’a aucun sens, dans la mesure où la dette est soldée !

Mais alors, comment se fait-il que l’on doive traiter plus rigoureusement un locataire qui a réglé sa dette peu de temps avant l’audience que celui qui ne l’a pas fait, et auquel on fait bénéficier de la suspension de la clause résolutoire avec délai de paiement ?

Il paraît absurde et...

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