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Reportage 

Justice restaurative : la réparation les yeux dans les yeux

En 2014, la France instaurait dans son arsenal judiciaire des mesures de justice restaurative. Une pratique complémentaire au traitement pénal de l’infraction et aux soins éventuels qui permet à des auteurs et des victimes de crimes et délits (de la même affaire ou non) de dialoguer afin de rétablir un lien social et prévenir la récidive. En essor en France, ces mesures semblent donner satisfaction, y compris au sein de l’institution judiciaire.

par Anaïs Coignacle 30 juillet 2018

L’expérience française

En France, la justice restaurative est entrée dans le code de procédure pénale par la loi du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines et renforçant l’efficacité des sanctions pénales. Elle avait été instituée via la directive de l’Union européenne 2012/29 du 25 octobre 2012. Selon l’article 10-1 du code de procédure pénale, « à l’occasion de toute procédure pénale et à tous les stades de la procédure, y compris lors de l’exécution de la peine, la victime et l’auteur d’une infraction, sous réserve que les faits aient été reconnus, peuvent se voir proposer une mesure de justice restaurative ». De quoi parle-t-on ? De « toute mesure permettant à une victime ainsi qu’à l’auteur d’une infraction de participer activement à la résolution des difficultés résultant de l’infraction, et notamment à la réparation des préjudices de toute nature résultant de sa commission ».

Plusieurs principes prévalent à l’instauration de ces mesures : la reconnaissance des faits, l’information complète des participants et leur consentement express, la présence d’un tiers indépendant formé à cet effet, le contrôle de l’autorité judiciaire ou de l’administration pénitentiaire, la confidentialité des échanges sauf accord contraire des parties et excepté les cas qui nécessitent l’information du procureur de la République. Dans le principe, les magistrats n’ont pas à être informés du contenu des échanges mais ils peuvent être informés de toute la procédure.

L’institut français pour la justice restaurative (IFJR), créé en 2013, porte la réflexion à l’échelle nationale et guide les associations partenaires qui développent les dispositifs à l’échelle locale. Sur le territoire, une unité de recherche promeut les pratiques de justice restaurative, l’ARCA. En 2013, lors de la conférence du consensus sur la prévention de la récidive, le professeur Robert Cario, spécialiste en criminologie était entendu sur la question avec Benjamin Sayous, actuel directeur de l’IFJR et auteur de la thèse sur Comment intégrer la justice restaurative au système de droit pénal français. Forts d’une expérimentation positive menée en 2010 à la maison centrale de Poissy en partenariat avec France Victime, ils ont pu défendre ces dispositifs qui n’ont pas tardé à être intégrés en droit français. Ils prennent aujourd’hui plusieurs formes : des rencontres détenus/victimes ou condamnés/victimes en milieu fermé ou en milieu ouvert à hauteur de trois à six personnes par groupe ; des médiations restauratives où l’auteur et la victime d’une même infraction dialoguent en direct ou indirectement (échange de courriers, par exemple) ; des cercles de soutien de responsabilité où des bénévoles s’engagent à superviser un professionnel qui suivra un temps déterminé l’auteur d’une infraction après sa sortie (ici l’échange avec une victime n’est pas envisagé).

« Nous avons enregistré avec France Victime cinquante-six programmes sur une trentaine de cours d’appel, assure Benjamin Sayous de l’IFJR. Une vingtaine de mesures ont déjà eu lieu sous la forme de rencontres de groupe ou de médiations ». Il précise qu’en 2017, 39 formations ont eu lieu en France, soit « 1 300 professionnels formés ». Selon le directeur de l’IFJR, la mise en place de la justice restaurative procède du « constat des limites d’une réponse purement rétributive de la justice. Punir n’est pas la seule solution. Il y avait la nécessité d’une approche complémentaire, qui réponde à des besoins particuliers et redonne du sens à l’action des acteurs de la justice ». Celui-ci tient à préciser qu’il ne s’agit pas d’une « remise en question de l’institution judiciaire » mais bien d’une « approche complémentaire ». « Cela s’inscrit également dans une complémentarité des soins », explique Benjamin Sayous. Par exemple, c’est la possibilité pour l’auteur d’une infraction de « se rendre compte de l’utilité de son obligation de soins » et pour les professionnels, « cela redonne du sens à leur mission en leur permettant de faire plus facilement leur métier ».

Les témoignages de deux participants

« Pendant le procès, je n’avais rien pu exprimer. Face à la douleur des proches de la victime, ça n’aurait fait qu’empirer les choses. Là, j’ai pu dire que j’étais désolé à d’autres, et quelque part à eux. Ça faisait du bien », raconte Olivier V…. En 2012, l’homme, alcoolisé au volant, provoque un accident de la route qui entraîne la mort d’un conducteur de scooter. Après six mois de détention, il est suivi trois ans par des services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) avec obligation de soins. En 2016, il participe à des rencontres de justice restaurative. D’un côté, trois auteurs d’accident de la circulation avec alcoolémie ayant entraîné le décès d’une victime. De l’autre, trois victimes blessées de ces mêmes infractions, toutes conductrices d’un deux-roues. Personne ne se connaît, les affaires sont différentes. Hasard ou non de ces rencontres, tous les participants ont environ le même âge. « Nous avions les mêmes têtes, auteurs comme victimes, on ne savait pas qui était qui, se souvient Olivier. En parlant, on se rend compte qu’on est tous face à des gens normaux et pas face à des monstres. Ça se joue à quelques secondes dans une vie. »

Obsédé par ces quelques secondes qui ont fait basculer une vie depuis l’accident – « ça tourne en rond tout le temps dans la tête » –, Olivier est sorti du silence qu’il avait maintenu y compris face à ses proches. « J’ai pu dire des choses que je n’avais dites à personne parce que je n’avais pas le sentiment d’être jugé. Nous avions tous la même culpabilité et en face il n’y avait pas d’animosité ». Contrairement aux séances de thérapie qu’il effectue pendant son obligation de soins et dont il rentre « épuisé », ces rencontres libèrent sa parole et, dès la première séance (trois heures à chaque fois environ), il parvient à dialoguer avec sa fille sur l’accident à son retour chez lui, une première pour lui. Il découvre des victimes « brisées », il est question des séquelles psychologiques, de la rancœur de certains vis-à-vis des assureurs qui ne dédommagent pas à hauteur des besoins, d’un auteur qui s’est enfui et de ses parents agressifs au procès, « elle portait moins contre nous au final ». La séance se déroule autour d’une table avec un bâton de parole que chacun passe à un autre. « Je n’étais pas dans l’optique d’oublier ce qui s’est passé, il faut vivre sa vie avec ça. Mais ça m’a aidé à accepter l’accident. »

Côté victimes, Sylvie S… a participé au même type de rencontres deux ans après la tentative de vol à l’arraché qu’elle a subie. La quinquagénaire s’est sentie « reboostée » dès la fin de la première rencontre. « En voyant d’autres victimes comme moi qui expriment les mêmes choses, j’ai vu que je n’étais pas folle. J’en parlais avec mes collègues mais ce n’est pas pareil que d’en parler avec ceux qui ont subi la même chose », explique celle qui a développé « six pathologies en quatre ans », qui découlent plus ou moins de son agression, dont une en lien direct, « une pathologie de la vessie à vie ». Plusieurs années après les faits et alors que son affaire a été classée sans suite, Sylvie continue de « raser les murs côté droit » lorsqu’elle sort dans la rue avec son « sac en bandoulière » dans lequel elle ne met plus jamais son carnet de chèques et elle sursaute toujours quand quelqu’un la suit de trop près.

« Au début, les auteurs de ces rencontres ne comprenaient pas qu’on puisse vivre avec des séquelles après l’agression et même des années après. Pour eux, c’était sans incidence, et ils ont fini par le reconnaître ensuite. De notre côté, nous essayions de comprendre les "motivations" de ces auteurs et jusqu’à quel point ils pensaient que ce qu’ils avaient fait était grave. » Une unité entre les victimes se crée à la suite des rencontres. Celles-ci décident de rester en contact. Quelque temps plus tard, chacun retournera naturellement à sa vie. « Nous avons été bien accompagnés et j’ai pu constater un vrai bénéfice ensuite. Ça m’a énormément aidée même si j’ai toujours des hauts et des bas. Ensuite, on retrouve notre solitude », souligne Sylvie S…, qui vit seule et n’a pas d’enfants.

Aujourd’hui, tous les deux recommandent vivement la justice restaurative à ceux qui s’en sentent prêts.

Un protocole bien cadré

Ces rencontres détenus/victimes (RDV) ou condamnés/victimes (RCV) suivent un protocole très balisé, comme l’expliquent Claire Commenchal, cheffe du service d’aide aux victimes de l’APCARS, et Boujemaa Arsafi, directeur du SPIP 95, qui coordonnent tous deux les mesures de justices restaurative organisées auprès des publics qu’ils prennent en charge. La convention entre les deux organismes a été signée en octobre 2014 et il a fallu près d’un an pour aboutir à la première RCV. « Chacun devait prendre ses marques, trouver quelle infraction cibler et identifier les victimes, les auteurs », commente Claire Commenchal. Il est alors décidé de s’orienter sur les violences aggravées, par exemple avec homicide. « J’ai exclu dans un premier temps les violences sexuelles parce que c’est un public particulier et complexe dans sa prise en charge. Cela aurait retardé le lancement », explique le directeur du SPIP 95. Une fois les participants trouvés (des auteurs et victimes qui ne se connaissent pas mais qui sont liés par la même infraction), des entretiens préparatoires individuels sont organisés « autant que nécessaire », « pour savoir si les attentes sont claires, que la personne va pouvoir verbaliser, s’intégrer dans un groupe », précise-t-elle. « Si on se rend compte que la personne n’est pas prête, n’a pas encore assez cheminé, est encore trop vindicative ou fragile, on la sort du dispositif pour ne pas mettre en danger le groupe. »

Ensuite, les rencontres plénières entre auteurs et victimes peuvent démarrer. Soit cinq séances sur deux mois. En l’occurrence, dans des salles mises à disposition par la mairie de Paris pour être plus central. Un bénévole de l’APCARS et un conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP) sont là pour accueillir les participants avant les séances et pendant un temps de pause au milieu « pour un moment de convivialité classique », précise Boujemaa Arsafi. Et des animateurs missionnés par les deux structures veillent aux débats. Après ces cinq séances plénières, une réunion de bilan avec les auteurs d’un côté et les victimes de l’autre est organisée avec les animateurs et une autre entre les deux responsables afin d’évaluer l’action globale. « La tension arrive en général à la troisième rencontre plénière après deux séances d’échanges un peu plus dans la retenue, indique Claire Commenchal. Et à la dernière rencontre, certains n’arrivent plus à se séparer du groupe, il arrive que quelques-uns pleurent ». Parfois, la dernière séance apparaît de trop pour un groupe et n’a pas lieu, comme dans le cas d’Olivier V…, où les victimes ont préféré s’arrêter avant. « J’étais déçu, je pensais qu’il y avait encore des choses à sortir. On n’a pas pu se dire au revoir », regrette-t-il. « Le résultat n’est pas un objectif en soi, prévient la responsable de l’APCARS, et les participants sont sensibilisés à ces possibilités. »

Parfois, le résultat est flagrant. « Lors d’une audience d’aménagement de peine en prison, un détenu qui avait fait des RDV a expliqué au juge, avec ses mots et c’était d’une authenticité remarquable, qu’en quatre ans de suivi pénitentiaire à l’intérieur et à l’extérieur de la prison, il ne s’était jamais remis en cause et qu’il a eu un déclic pendant ces RDV », explique le directeur du SPIP 95. Face au juge, l’homme assure avoir compris le mal qu’il avait fait à autrui en écoutant les victimes et en s’imaginant que cela arrive à l’un de ses proches, sa mère ou sa sœur. « Je ne ferai plus de mal parce que j’ai compris ce que ça pouvait faire », dit-il. « Cela a nettement sensibilité le magistrat », souligne Boujemaa Arsafi. « Ce qui ressort de tout cela c’est la réhumanisation, selon Claire Commenchal. Pour les uns, cela redonne un visage humain aux auteurs et, pour ces derniers, cela contribue à la prévention de la récidive. Le but est que tout le monde puisse revivre dans la même société. »

« Nous avons tout de même à apprendre d’autres pays »

Limites et perspectives

La France n’est pas le seul pays à avoir développé des mesures de justice restaurative. Des dispositifs existent notamment « en Océanie, en Amérique du Nord et en Asie », affirme le directeur de l’IFJR. « La France s’est conformée à un mouvement mondial et européen car le Parlement européen et le conseil économique et social de l’ONU recommandent la justice restaurative depuis plusieurs années », dit-il. Et de préciser que la Belgique et l’Irlande sont parmi les pays les plus avancés en la matière. Il assure que « la France impressionne à l’échelle internationale parce qu’on met en place des choses originales », notamment « le parcours de formation pour tous les acteurs de la justice restaurative avec un certificat délivré par l’École nationale d’administration pénitentiaire » (ENAP), « un cadre légal plus large qu’ailleurs car déployable à tous les stades de la procédure pénale », et des protocoles balisés avec des partenariats entre les secteurs public et privé « qu’on retrouve peu ailleurs ».

Il nuance cependant. « Nous avons tout de même à apprendre d’autres pays qui travaillent sur ces méthodes depuis vingt ou trente ans ». En France, les sites les plus actifs se trouvent à Montpellier, Avignon, Pau, Amiens et Paris, d’après Benjamin Sayous. Sur les trois dernières années, cinq dispositifs ont été mis en place entre l’APCARS et le SPIP 95. « Ce sont des expériences utiles à tous les niveaux car, en interne, cela sensibilise les CPIP au passage à l’acte, à la souffrance des victimes, constate Boujemaa Arsafi. Nous avons beaucoup communiqué avec les magistrats qui avaient une certaine appréhension de même que les participants. » Il déplore en revanche : « ce sont des dispositifs très lourds qui concernent très peu de gens. Soit huit personnes sur 2 700 que l’on suit au SPIP 95 en milieu ouvert. Et les effets ne sont pas nécessairement immédiats, ce qui peut être compliqué à comprendre pour le commun des mortels ».

Tous soulignent l’importance pour les encadrants d’être convaincus par la démarche pour que celle-ci fonctionne. « La grosse problématique, c’est le décloisonnement de nos habitudes professionnelles, qu’il s’agisse des CPIP, des avocats, magistrats, professionnels de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), note Claire Commenchal. Cela demande à chacun de sortir du rôle qu’il avait. » Par exemple, le magistrat doit accepter de ne pas être au courant du contenu des séances même s’il peut être informé à chaque étape. La vraie limite actuelle demeure le financement. « La justice restaurative relève du budget de l’aide aux victimes et de l’accès au droit, indique Benjamin Sayous. Il n’y a pas eu de nouvelle ligne budgétaire. Cela s’est fait à moyens constants. » Selon lui, cela s’explique par le fait que la justice restaurative est longtemps restée dans l’expérimentation.

À présent, il espère qu’une vraie politique publique émerge afin d’« irriguer l’ensemble de la société ». De même, il souhaite que ces mesures se diversifient dans leur mise en place. « Pour l’heure c’est surtout du post-sententiel mais, dès le dépôt de plainte, les officiers de police judiciaire peuvent informer les usagers sur l’existence de ces dispositifs. » Pour la cheffe de service de l’APCARS, il reste encore à développer l’ensemble des mesures et pas uniquement les RCV et RDV. Après avoir ouvert la justice restaurative en milieu fermé (avec des autorisations d’entrée pour les victimes en maison d’arrêt), le SPIP 95 doit réfléchir à étendre ces mesures à d’autres types d’infractions. « Tout cela mobilise du personnel à moyens constants mais j’y crois beaucoup, et on va continuer, parce que ce qui compte, c’est que cela fonctionne, assure Boujemaa Arsafi. Et c’est le cas. »