La CNDA se prononce donc sur des demandes d’asile, au sens de la Convention de Genève. Ou bien de protection subsidiaire qui, comme son nom l’indique, n’est précisément envisagée que faute d’asile : elle repose quant à elle sur les dispositions du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA). Depuis peu, le ministère de la Justice prête à la juridiction administrative une poignée de salles de l’ancien palais de l’Île de la Cité, mais l’essentiel du contentieux transite par un immeuble de bureaux anonymement posé parmi d’autres, à Montreuil (Seine-Saint-Denis). On le repère de loin, non pas tant aux drapeaux qui égaient un peu sa façade sans âme qu’aux innombrables bouteilles d’eau alignées dès potron-minet sur le trottoir, après avoir été recalées au contrôle de sécurité. Juste après le portique, les décisions sont affichées (l’expression consacrée veut qu’elles soient « lues ») dans un recoin du hall d’accueil, sous forme de listings, un mois environ après les audiences. Comme elles sont aussi notifiées, on peut présumer que ceux qui parcourent longuement les feuilles A4 recouvrant un bon tiers de chacun des murs sont essentiellement des requérants du jour, prenant un peu la température de l’humeur de la Cour juste avant de se frotter à elle.
Des rejets, dans environ deux tiers des cas, mais avec de considérables disparités d’une chambre à l’autre, qui tiennent notamment à des regroupements de dossiers par régions du monde. Et au fait que certaines de ces chambres statuent à juge unique : une procédure allégée, parfois (mais pas forcément) signe qu’un dossier est raisonnablement mal barré. La formation la plus courante adjoint cependant au président deux assesseurs, respectivement nommés par le Conseil d’État (CE), à sa droite, et le programme onusien de Haut commissariat pour les réfugiés (HCR), à sa gauche. Statutairement indépendant, un rapporteur procède systématiquement (et souvent avec une certaine virtuosité) à un résumé introductif, mettant en perspective les déclarations du requérant, la motivation du rejet par l’OFPRA et des sources documentaires. Le même revient ensuite sur la procédure, avant de conclure par une formule rituelle (« c’est en cet état que l’affaire se présente devant vous »).
Dans les couloirs, on croise une poignée de badauds, d’étudiants en droit et d’observateurs associatifs (notamment de la Cimade) passant d’une salle d’audience à l’autre selon ce que leur inspirent les rôles placardés à proximité de chaque porte. Nous avons d’ailleurs procédé exactement de la même manière : les morceaux choisis de cette petite immersion nez au vent n’ont donc aucune prétention statistique.
Certains récits se suivent et se ressemblent, comme ceux des nombreux ressortissants bangladais. Beaucoup affirment avoir adhéré, essentiellement pour mettre leurs pas dans ceux de leurs pères, au parti conservateur et nationaliste du cru (le BNP), aujourd’hui minoritaire même s’il faudrait sans doute de vraies élections pour en avoir le cœur net. Rapidement, tous ou presque auraient été nommés « secrétaires à la propagande » ou « aux sports », voire « présidents » d’on ne sait trop quoi : d’éminentes fonctions qu’ils sont bien en peine de décrire précisément. Vaguement blasés, certains rapporteurs s’en amusent à l’occasion : « il serait loisible à votre Cour de demander au requérant s’il connait au moins les dix-neuf points du programme du BNP… ». Les demandeurs invoquent souvent au passage des procédures judiciaires montées de toutes pièces (pour détention d’armes ou meurtre…), et les imputent couramment à un parti d’obédience socialiste (la Ligue Awami) : des « affaires controuvées » dont l’existence est au demeurant parfaitement documentée (y compris par l’OFPRA lui-même). On retrouve d’ailleurs un peu les mêmes récits du côté des Srilankais, autour du LTTE (les fameux « Tigres Tamouls »). Toujours est-il que, du fait de ce contexte politique, leur situation cadre a priori avec la Convention de Genève, laquelle protège « toute personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race (sic), de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut réclamer la protection de ce pays » (art. Ier, A, 2). Parfois, les présidents s’agacent d’enchaîner ces dossiers, qui peuvent sembler un peu copiés-collés.
Et puis un jour, un président tout content lance au contraire, pendant une suspension d’audience : « elle va nous changer un peu, la prochaine affaire, on est de l’autre côté ! ». Arrive effectivement un militant d’une faction proche de la fameuse Ligue Awami, Monsieur D., accusé (entre autres) d’avoir commis un attentat à la bombe, en fait perpétré à l’en croire par le Jamaat-e-Islami, parti islamiste aspirant notamment à un rattachement du Bangladesh au (pourtant fort lointain) Pakistan. La longueur des premières déclarations n’est pas du goût du président, et Monsieur D., décontenancé, hausse les épaules : « qu’est-ce que je dois répondre, alors ? ». « Qu’est-ce qui a explosé, concrètement… une voiture ? », oriente le magistrat. Monsieur D. explique alors que le commando armé aurait lancé une bombe artisanale seulement pour disperser d’éventuels témoins, le véritable dessein de l’opération consistant à découper à un autre militant à la machette, puis à lui mettre cet assassinat sur le dos pour faire d’une pierre deux coups. « Ce n’est donc pas vous qui avez tué votre ami ? », s’enquiert le président : on se demande bien ce qu’il compte avoir comme réponse à une question pareille. Demande rejetée.
Le lendemain, retour « à la normale », c’est-à-dire du côté du BNP. Mais outre l’aspect politique du dossier, la toile de fond semble surtout mêler un conflit d’héritage… et une obscure soustraction de poules pondeuses. La formation laisse les gallinacés de côté, et concentre ses questions sur une série de photos, que Monsieur J. aurait publiées sur Facebook pendant sa détention alléguée : « je manquais à ma petite amie », tente-t-il, « alors elle a dû mettre des photos de moi, parce que c’est elle qui gère mon compte. On partage tout, c’est elle qui choisit mes vêtements, et même ma coupe de cheveux ». L’assesseur HCR tique : « c’était un genre de compte Facebook joint, alors ? C’est curieux, d’autant que pour regarder des photos de vous, elle n’avait pas besoin de changer votre photo de profil ». Dans sa plaidoirie, l’avocat revient sur ces images, parce que « seul l’agent de l’OFPRA en parle, or il n’est pas juge d’instruction : dans une demande d’asile, ce sont les déclarations du requérant qui priment ». Il agite en l’air des tirages des photos en question : « les dates ne semblent même pas coller avec celles de la détention, et on note qu’il a les mêmes fringues (sic) sur beaucoup, qui ont donc sûrement été prises le même jour. Si vous voulez refuser sur la base de ces photos, je vous préviens qu’on ira au Conseil d’État ». Il doit être en train de peaufiner sa requête à l’heure actuelle, car ce sera encore un rejet.
Monsieur F. aura (enfin, peut-être) plus de succès. Lui aussi a fui les environs de Dacca, et par la même occasion des persécutions le visant, cette fois principalement en raison son hindouisme (même si le dossier mentionne également des jets d’acide, puis des représailles et plaintes croisées). Son père, son frère, mais aussi son épouse auraient été assassinés. Sa demande d’asile a été rejetée par l’OFPRA aux motifs que rien n’indique qu’il aurait été personnellement visé en raison de cette seule confession : il est issu d’une zone majoritairement hindoue, où ses coreligionnaires ne semblent pas rencontrer trop de tracas, en tout cas pas aussi gravissimes. L’avocat prend une grande inspiration : « son épouse a été assassinée au moment même où il recevait la décision de l’OFPRA. Il renferme beaucoup de douleur, et aujourd’hui, il n’est même pas inquiet pour lui, mais pour ses enfants restés au pays. On parle de commerces, de terres, de maisons… c’est futile à côté de toutes ces atrocités ». Lui aussi dégaine des photos, mais ce sont celles des enfants de Monsieur F., revêtus de tenues que l’on réserve selon lui aux orphelins, de père et de mère. Mais aussi du cadavre de son épouse : « je ne joue pas avec vous, et c’est tellement lourd que je vais m’arrêter là, parce que je trouve ça glaçant. Je ne vais pas vous relire votre propre jurisprudence, mais je vous demande de protéger cet homme dont le sort est scellé ». Le dossier sera finalement renvoyé par la Cour à l’OFPRA, ce qui arrive surtout en cas d’irrégularité procédurale ou d’absence d’entretien (lequel fut en l’espèce particulièrement expéditif).