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Affaire Lambert : une bien surprenante voie de fait

Contre toute attente, la cour d’appel de Paris s’est déclarée compétente dans la tentaculaire affaire Vincent Lambert. Par une interprétation extensive des critères de la voie de fait, elle a ordonné à l’État français de suspendre l’arrêt de ses soins.

par Margaux Rioualenle 4 juin 2019

L’affaire Lambert, à l’origine de plus de trente décisions juridictionnelles (v. Dalloz actualité, 28 mai 2019, obs. V.-O. Dervieux isset(node/195947) ? node/195947 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>195947), touchait enfin à sa fin. La décision du centre hospitalier universitaire (CHU) de Reims, du 9 avril 2018, de procéder à l’arrêt des soins avait été validée à la fois par le Conseil d’État et la Cour européenne des droits de l’homme. Les parents de Vincent Lambert s’étaient alors tournés vers le Comité international des droits des personnes handicapées, lequel avait demandé à l’État français de suspendre l’arrêt des soins jusqu’à ce qu’il se soit prononcé. Le gouvernement avait fait savoir au Comité qu’il n’était pas en mesure d’accéder à cette demande dépourvue, selon lui, de force obligatoire. Le 20 mai 2019, alors que l’arrêt des soins avait commencé au matin, la cour d’appel de Paris a ordonné à l’État français de se conformer à la décision du Comité à la suite de l’appel formé par les parents de l’intéressé.

Avant de prendre position sur la portée de la demande du Comité, la cour d’appel devait se prononcer sur sa compétence pour connaître d’un recours relevant, en principe, de celle du juge administratif. Alors que le tribunal de grande instance s’était déclaré incompétent le 17 mai, la cour infirme son jugement et constate, au terme d’un raisonnement surprenant, l’existence d’une voie de fait.

Seule la voie de fait donne compétence au juge judiciaire pour connaître d’un litige relevant normalement de son homologue administratif. Entorse au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, elle s’applique lorsque, dans l’accomplissement d’un acte matériel, l’administration commet une irrégularité grossière. À l’origine, seul le juge judiciaire pouvait constater, faire cesser et réparer une voie de fait. Depuis 2013, le juge administratif est lui aussi compétent pour constater et faire cesser une voie de fait lorsqu’il est saisi sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative (CE 23 janv. 2013, n° 365262, Chirongui [Cne], Dalloz actualité, 1er févr. 2013, obs. M.-C. de Montecler ; AJDA 2013. 199 ; ibid. 788 , chron. X. Domino et A. Bretonneau ; D. 2013. 368, obs. M.-C. de Montecler ; RFDA 2013. 299, note P. Delvolvé ), le juge judiciaire conservant le monopole de la réparation. Aussi, le tribunal administratif de Paris avait-il été saisi sur le fondement de l’article L. 521-2 d’un recours dirigé contre le refus de l’État de prononcer l’arrêt des soins mais n’avait pas constaté d’atteinte manifestement illégale à une liberté fondamentale.

Par ailleurs, les conditions de mise en œuvre de la voie de fait ont été redéfinies par le Tribunal des conflits, de sorte qu’« il n’y a voie de fait de la part de l’administration […] que dans la mesure où l’administration soit a procédé à l’exécution forcée, dans des conditions irrégulières, d’une décision, même régulière, portant atteinte à la liberté individuelle ou aboutissant à l’extinction d’un droit de propriété, soit a pris une décision qui a les mêmes effets d’atteinte à la liberté individuelle ou d’extinction d’un droit de propriété et qui est manifestement insusceptible d’être rattachée à un pouvoir appartenant à l’autorité administrative » (T. confl., 17 juin 2013, n° 3911, Bergoend c. ERDF Annecy Léman, Lebon ; AJDA 2013. 1245 ; ibid. 1568 , chron. X. Domino et A. Bretonneau ; D. 2014. 1844, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin ; AJDI 2014. 124, étude S. Gilbert ; RFDA 2013. 1041, note P. Delvolvé ). Une double condition est ainsi exigée, concernant à la fois les modalités de la voie de fait et son objet (v. P. Delvolvé, Voie de fait, limitation et fondements, art. préc.). Par suite, le juge effectue son contrôle en deux temps. Il regarde d’abord dans quelles conditions l’administration a pris sa décision et il en apprécie ensuite les conséquences.

La cour d’appel de Paris procède à une curieuse interprétation des critères de la jurisprudence Bergoend, s’agissant aussi bien des modalités de la voie de fait que de son objet.

Une décision insusceptible de se rattacher aux prérogatives de l’État

Pour entrer dans le champ de la voie de fait, une décision doit avoir été exécutée de force dans des conditions irrégulières ou être insusceptible de se rattacher à un pouvoir de l’administration.

La cour qualifie le refus du gouvernement de suspendre l’arrêt des soins de « décision insusceptible de se rattacher à ses prérogatives ». Elle reprend ainsi le critère de la jurisprudence Bergoend mais semble se contredire en rappelant que l’article 64 du règlement intérieur du Comité prévoit que « l’État partie peut avancer des arguments pour expliquer que la demande de mesures provisoires devrait être retirée ». En effet, si l’État est invité à justifier son refus, c’est bien qu’une telle décision relève de sa compétence…

La cour justifie son interprétation par la gravité des conséquences de la décision contestée. Elle souligne dans son arrêt que, si la décision est insusceptible de se rattacher aux prérogatives de l’État français, c’est parce qu’elle « porte atteinte à l’exercice d’un droit dont la privation a des conséquences irréversibles en ce qu’elle attrait au droit à la vie ». Or, si la position de la cour est louable en ce qu’elle entend éviter l’irrémédiable, elle s’écarte de la jurisprudence établie en matière de voie de fait. Elle s’affranchit des deux étapes du contrôle et lie les deux critères dans son raisonnement : quand bien même l’État était compétent pour prendre une telle décision, l’atteinte qui en résulte fait perdre son caractère administratif à la décision.

L’insertion du droit à la vie dans le champ de la liberté individuelle

La décision doit par ailleurs être à l’origine de l’extinction du droit de propriété ou d’une atteinte à la liberté individuelle pour que soit constatée l’existence d’une voie de fait.

Rappelons que la notion de liberté individuelle s’est substituée à celle de libertés fondamentales dans la définition de la voie de fait (T. confl., 17 juin 2013, Bergoend, préc.). Elle s’analyse au regard de la jurisprudence du Conseil constitutionnel (M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé et B. Genevois, GAJA, 21e éd., 2017). Or celui-ci en a développé une conception autonome, centrée sur la notion de sureté (Cons. const., 23 juill. 1999, n° 99-416 DC, AJDA 1999. 738 ; ibid. 700, note J.-E. Schoettl ; D. 2000. 422 , obs. L. Gay ; ibid. 265, obs. L. Marino ; ibid. 423, obs. M. Fatin-Rouge ; RTD civ. 1999. 724, obs. N. Molfessis ).

De plus, la liberté individuelle recouvre un champ plus restreint que celui des libertés fondamentales au sens de l’article L. 521-2. La circonstance que le juge administratif considère le droit au respect de la vie comme une liberté fondamentale (TA Paris, réf., 15 mai 2019, req. n° 1910066) n’en fait pas pour autant une liberté individuelle au sens de la jurisprudence Bergoend.

En érigeant le droit à la vie en « valeur suprême » dans l’échelle des libertés individuelles, la cour livre sa propre lecture des critères de la voie de fait tels qu’ils ont été définis par le Tribunal des conflits.

Avec ce conflit de normes auquel elle était confrontée, la cour d’appel de Paris a fait naître un « conflit de juridictions » (F. Vialla, Affaire Vincent L. : vers un conflit de jurisprudences, JCP 2019. 521). En se reconnaissant compétente pour statuer sur une affaire qui a donné lieu, quelques jours plus tôt, à une décision de rejet de la part du juge administratif, elle fait naître le sentiment d’une justice « à la carte », le justiciable insatisfait devant le juge administratif pouvant toujours se tourner vers le juge judiciaire. Il est sans doute regrettable que le Tribunal des conflits n’ait pas été saisi pour trancher la question de la compétence. Le préfet aurait pu élever le conflit. Il ne l’a pas fait, choisissant peut-être la voie de la prudence compte tenu de la sensibilité de l’affaire.

Les ministères de la santé et des affaires étrangères ont néanmoins formé un pourvoi dans l’intérêt de la loi, le 31 mai. Ils ne semblent pas remettre en cause la compétence judiciaire mais attendent de la Cour de cassation une réponse concernant la portée normative de la demande du Comité pour mettre fin à cette situation d’insécurité juridique. Tous les regards se portent désormais sur la Cour de cassation, espérant voir émerger la solution à l’affaire.