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Concurrence déloyale : consécration de la théorie des « agissements dénigrants »

Même en l’absence d’une situation de concurrence directe et effective entre les personnes concernées, la divulgation, par l’une, d’une information de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé par l’autre constitue un acte de dénigrement, à moins que l’information en cause ne se rapporte à un sujet d’intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, et sous réserve qu’elle soit exprimée avec une certaine mesure.

par Xavier Delpechle 23 janvier 2019

La concurrence déloyale sans situation de concurrence… Cela, la jurisprudence l’a déjà admis. C’est la fameuse théorie des « agissements parasitaires », dérivée du parasitisme, qui a notamment été admise dans une affaire où un producteur de fleurs avait utilisé dans un slogan publicitaire la formule « La Côte d’Azur, l’autre pays de la tulipe » en s’inspirant de la marque « La Hollande, l’autre pays du fromage » dont était titulaire l’Office néerlandais des produits laitiers (Com. 30 janv. 1996, n° 94-15.725, D. 1997. 232 , note Y. Serra ). Et si la concurrence déloyale entre non-concurrents pouvait également être admise dans les autres manifestations de celles-ci, à savoir le dénigrement et la désorganisation ? La réponse est incontestablement positive, à tout le moins pour le dénigrement, ainsi que vient de l’admettre la chambre commerciale de la Cour de cassation dans un arrêt manifestement de principe. Cela en ce que son visa (il s’agit d’un arrêt de cassation, d’où la présence d’un visa) – assez innovant, puisque il s’agit, outre de l’article 1240 (anc. art. 1382) du code civil, ce qui est classique en matière de concurrence déloyale, de, plus surprenant, l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme qui pose le principe de la liberté d’expression et ses limités – est accompagné d’un chapeau rédigé en des termes très généraux : « même en l’absence d’une situation de concurrence directe et effective entre les personnes concernées, la divulgation, par l’une, d’une information de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé par l’autre constitue un acte de dénigrement, à moins que l’information en cause ne se rapporte à un sujet d’intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, et sous réserve qu’elle soit exprimée avec une certaine mesure ». On serait tenté d’écrire que, dans cet arrêt, la haute juridiction consacre la théorie des « agissements dénigrants »…

Il est question dans l’affaire jugée d’une société Keter Plastic, qui a pour activité la fabrication et la vente de produits en matière plastique, dont des meubles de jardin vendus par l’intermédiaire de la société Plicosa, agent commercial, a assigné en contrefaçon de ses modèles communautaires la société de droit italien Shaf, spécialisée dans la conception, la fabrication et la distribution de meubles de jardin. Reprochant à la société Plicosa d’avoir organisé à son encontre une campagne de dénigrement en divulguant l’existence de cette action en justice, ce qui avait conduit plusieurs de ses clients à renoncer à des commandes, la société Shaf l’a assignée en paiement de dommages-intérêts pour concurrence déloyale. Les demandes de la société Shaf sont rejetées par la cour d’appel de Paris, comme souvent, pour des raisons de preuve. En effet, pour les juges d’appel, après avoir rappelé que l’action en contrefaçon, engagée le 6 août 2012, a été rejetée par un jugement du 27 juin 2013 confirmé par un arrêt du 27 janvier 2015, et avoir reproduit les termes des courriels adressés à la société Shaf par ses distributeurs, dont il ressortait que ceux-ci avaient été informés de cette action dès le 29 août 2012 par la société Plicosa, ont estimé que le caractère non objectif, excessif ou dénigrant, voire mensonger, des informations communiquées visant la société Shaf ou celui menaçant des propos tenus à l’égard des distributeurs, seul susceptible de caractériser un procédé déloyal, n’est pas démontré. Pour la Cour de cassation, qui censure l’arrêt d’appel, « la divulgation à la clientèle, par la société Plicosa, d’une action en contrefaçon n’ayant pas donné lieu à une décision de justice, dépourvue de base factuelle suffisante en ce qu’elle ne reposait que sur le seul acte de poursuite engagé par le titulaire des droits, constituait un dénigrement fautif ».

L’affirmation est somme toute très péremptoire, ce qui est d’autant plus surprenant que la Cour de cassation se base sur des considérations tout de même très factuelles pour l’énoncer. Elle se comporte presque en troisième degré de juridiction. En filigrane, on a le sentiment qu’elle entend contribuer à la moralisation des pratiques commerciales. La cour d’appel de Paris autrement composée désignée comme chambre de renvoi n’aura pas beaucoup à hésiter sur la solution qu’elle rendra. Davantage, peut-être, sur le montant des dommages-intérêts qu’elle allouera à la victime des agissements litigieux. À moins qu’elle ne se contente, compte tenu de l’absence de concurrence entre les litigants et donc de captation illicite de la clientèle de l’un par l’autre, d’une indemnisation symbolique, même si la Cour de cassation manifeste régulièrement son attachement au principe de la réparation intégrale du préjudice (v. par ex. Civ. 1re, 21 nov. 2018, n° 17-26.766, JA 2019, à paraître, qui juge, à propos de la réparation du préjudice né de l’exclusion d’une association que « le préjudice doit être réparé dans son intégralité et non pour le principe »).