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Délit de favoritisme à l’INA : l’enquête « byzantine » du parquet contre Mathieu Gallet

Mathieu Gallet comparaissait jeudi 16 novembre devant le tribunal correctionnel de Créteil pour « délit de favoritisme », dans le cadre de marchés passés alors qu’il présidait l’Institut national de l’audiovisuel. La procureure a demandé 18 mois de prison avec sursis, ainsi qu’une amende de 40 000 €. Décision le 15 janvier 2018.

par Julien Mucchiellile 17 novembre 2017

Si l’enquête préliminaire est « insuffisante », « le traitement judiciaire tout à fait byzantin » explique Me Jérôme Karsenti, pour l’association Anticor, c’est qu’elle est selon lui « extrêmement succincte », que seuls « deux marchés sur dix sont poursuivis », et que « seul Mathieu Gallet est renvoyé devant le tribunal correctionnel », déplore-t-il d’une voix sonore, jeudi 16 novembre, devant la 9e chambre correctionnelle du tribunal de Créteil. Les conseils de Mathieu Gallet, président de Radio France, poursuivi pour délit de favoritisme alors qu’il dirigeait l’Institut national de l’audiovisuel (INA), pensent que cette enquête « concentre toutes les causes de nullité que l’on peut imaginer », dit Christophe Ingrain. « Je ne sais pas si cette enquête est viciée par l’incompétence de ceux qui l’ont conduite, ou par la volonté de nuire », ajoute-t-il. Puis, il a soulevé une douzaine de nullités.

Les violations du principe d’impartialité, par la violation de l’article 39-3 du code de procédure pénale, qui impose une enquête à charge et à décharge. La procureure, relève Me Ingrain, a ignoré les courriers de la défense, qui soulevaient des problématiques juridiques liées au dossier, et ne les y a pas versés. Ensuite, la procureure de Créteil a fait délivrer une citation directe au mis en cause le 3 juillet 2017, cinq jours seulement après avoir transmis une copie de la procédure à la défense. Un délai trop court pour « recueillir les éventuelles observations [du mis en cause] ou celles de son avocat », dit l’article 72-2, II, du code de procédure pénale.

L’avocat soulève ensuite la violation du secret de l’enquête, du fait que le parquet, le 23 juin 2017, ait informé la presse du renvoi de Mathieu Gallet dix jours avant que la citation directe ne lui soit délivrée, mais également car le parquet a communiqué au sujet d’une infraction pour laquelle le mis en cause, in fine, n’a pas été renvoyé (car prescrite).

Suit une série de nullités pour non-respect de l’article 62-2 du code de procédure pénale, sur la procédure de garde à vue, dont les conseils estiment qu’elle était inutilement coercitive pour le cas de leur client, et que, en outre, elle est irrégulière, car la procureure n’a été prévenu que 45 minutes après son commencement. Puis, Christophe Ingrain demande au tribunal de déclarer nulle la citation directe, ou plutôt la seconde citation. Après celle du 3 juillet, une seconde citation fut délivrée le 27 juillet 2017, comportant une infraction supplémentaire. La procureure parlera de « confusion Cassiopée », un raté informatique, qui a conduit à la délivrance d’une citation incomplète en premier lieu. La seconde « remplace et annule », dit-elle. La défense répond : « Le principe de séparation des autorités de poursuite et de jugement interdit naturellement aux magistrats exerçant les poursuites de participer au jugement de leurs propres actes. » Dans ce cas, la seconde citation serait cet acte de jugement – de la première citation. Me Ingrain ajoute : « On ne sait même pas de quelle citation votre tribunal est saisie, nous ne savons pas les faits pour lesquels nous sommes jugés ». Il plaide en outre le principe d’indisponibilité de l’action publique, qui interdit au parquet de délivrer une seconde citation, le tribunal correctionnel étant saisi par la première (C. pr. pén., art. 388). De tout cela, découle la violation de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (Conv. EDH), du fait de l’incapacité, pour le prévenu, d’organiser sa défense.

Enfin, la défense estime que le contradictoire et l’égalité des armes ne sont pas respectés, car elle n’a pas eu accès à « de nombreuses pièces essentielles servant pourtant de bases aux poursuites », comme la plainte d’Anticor ou l’audition d’Agnès Saal, qui a succédé à Mathieu Gallet à la présidence de l’INA.

QPC rejetée

Tout cela a été joint au fond. Raisonnablement, le président renvoie les autres affaires prévues ce jour (car le parquet a audiencé cette affaire sur 3 heures seulement), et déclare : « Je crois que nous avons une question prioritaire de constitutionnalité, maintenant ». Et Rémi Lorrain, le second conseil de M. Gallet, entame : « Nous pensons que la loi est inconstitutionnelle, en ce que le législateur, en opérant un renvoi vers un acte réglementaire, a nié sa propre compétence ». Plus précisément, la question prioritaire de constitutionnalité est formulée ainsi : « En édictant au sein de l’article 432-14 du code pénal un délit réprimant la méconnaissance de dispositions dont le contenu n’est pas défini par la loi (« le fait […] de procurer ou de tenter de procurer à autrui un avantage injustifié par un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics et les délégations de service public »), le législateur a-t il méconnu sa propre compétence en violation de l’article 34 de la Constitution qui exige que la loi fixe les règles concernant la détermination des crimes et délits ? A-t-il porté une atteinte disproportionnée au principe d’égalité devant la loi garanti par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? »

Sur le caractère nouveau : « Le Conseil constitutionnel n’a jamais examiné la question de la conformité à la Constitution de l’article 432-14 du code pénal sur le fondement de la violation des répartitions de compétence entre les domaines législatif et réglementaire. » Et la question est sérieuse en soi, car « la problématique du renvoi à des dispositions réglementaires contenu dans une incrimination, l’évolution récente de la jurisprudence de la chambre criminelle […] témoignent que la question n’a rien de fantaisiste. » Le tribunal disconvient : il dit n’avoir pas lieu à transmettre la question prioritaire de constitutionnalité, manifestement dépourvue, selon lui, de caractère sérieux.

« Choix des procédures était inadapté, voire irrégulier »

L’audience a débuté depuis quatre heures, quand le président, qui aborde le fond du dossier, entreprend une lecture qui lui prit environ deux heures. Il faut dire que l’accusation est cimentée par un rapport de la Cour des comptes, qui éreinte une gestion dispendieuse de M. Gallet, en tant qu’il a dépensé 1,7 million d’euros en contrats de conseils en communication. « Les contrôles interne ou externe montrent a posteriori que le choix des procédures était inadapté, voire irrégulier », est-il notamment écrit. « La définition des besoins ne semble pas maîtrisée. […] Il manque des pièces […], ce qui laisse planer un doute sur la régularité [des contrats]. Ces dossiers incomplets pour des marchés financièrement très importants démontrent une organisation peu rigoureuse. »

Du fait de la prescription de certaines infractions, et du fait que l’INA, établissement public à caractère industriel et commercial, n’est pas soumise au code des marchés publics, mais à un décret de 2005, seuls deux contrats sont mis en cause, pour un montant total de 428 000 € HT.

Le premier contrat, passé avec le cabinet « Roland Berger Strategy », date de février 2013. Le 19 février, l’appel d’offres est publié au bulletin officiel, le délai est de cinq jours, ce qui est très court. Or, « Roland Berger Strategy », qui a déjà travaillé pour l’INA en 2010, a une meilleure connaissance des besoins de l’établissement. En outre, la personne contractante dans le cabinet a dit aux enquêteurs : « nous étions en permanence en contact » avec l’INA, ce qui nourrit davantage les soupçons de favoritisme.

Un témoin (ancien de la direction des achats de l’INA), cité par la défense, fournit quelques explications : l’annonce a été mise en ligne durant neuf jours sur le site « e-marchéspublics », que chacun peut consulter. Le nombre de réponses a été élevé, et il ne s’agissait que de la première phase, celle qui consiste à remplir une « fiche d’identification » pour présélectionner les candidats les plus aptes à faire une proposition, une offre. Ce n’est que plus tard, que « Roland Berger Strategy » a remporté le marché de 180 000 €. « Quand on lit l’offre, on a l’impression de lire une méthode qui s’applique à tout », fait remarquer une assesseure.

En outre, ce contrat a fait l’objet d’un « marché complémentaire » et d’un avenant au mois de juillet, ce qui a porté le total à 289 000 €. Ceci n’est possible qu’en cas d’imprévu, et doit être justifié auprès d’une commission, ce qui, selon le témoin et la défense, a été fait. Le tribunal insiste néanmoins, car il ne comprend pas l’imprévu. Une assesseure : « vous parlez d’un organigramme, mais ce n’était pas prévisible, ça ? – Euh, on ne parle pas d’un graphique avec des cases et des noms, mais de choix stratégiques, d’évolutions de carrières, de transformation des métiers », objecte le témoin. L’accusation pense que le marché a été « saucissonné », et que l’imprévu n’en était pas un.

« Je n’ai pas voulu le favoriser, mais je n’ai pas fait de mise en concurrence »

Le témoin ajoute : « Je rappelle que ce marché de conseils était commandé par la direction des collections », et non la présidence. Voici pourquoi Mathieu Gallet, 40 ans, seyant et concentré à la barre qu’il aborde assez tard dans la soirée, ne disserte pas en détail sur les prestations fournies par « Roland Berger Strategy ». Sur le rapport de la Cour des comptes, il n’a « pas de commentaire à faire ». C’est sur l’autre marché qu’il répond longuement.

Denis Pingaud est un homme apparemment très compétent, « quelqu’un qui avait beaucoup de ressources pour différents besoins de l’entreprise », qui a accompagné Mathieu Gallet dans « le positionnement de l’image de marque de l’INA », a aidé à la redéfinition de l’offre, et notamment la refonte du site internet. Le prévenu expose au tribunal sa réforme de l’INA, ses résultats bondissants, son chiffre d’affaires exceptionnel de 41 millions d’euros en 2012. Les prestations de conseil fournies par Denis Pingaud, que Mathieu Gallet connaissait d’avant, n’ont fait l’objet d’aucun appel d’offres. « Je n’ai pas voulu le favoriser, mais je n’ai pas fait de mise en concurrence – Pourtant, vous avez dépassé un certain seuil, il aurait fallu – Monsieur le président, on ne me l’a pas signalé – Est-ce que l’on peut s’étonner que vous ne vous soyez pas vous-même posé la question ? Vous avez fait Science Po et un DEA sur l’analyse des décisions publiques », objecte le président. Mathieu Gallet détaille les spécialités de son cursus : « On est très, très loin des marchés publics », conclut-il.

Quand Me Karsenti, avocat de la partie civile, lui lit les critiques sur ses dépenses somptuaires et injustifiées en frais de conseils et communication (1,3 million d’euros, dit-elle), Mathieu Gallet se crispe. « Agnès Saal n’est pas une référence » (condamnée pour détournement de fonds publics, 40 000 € de frais de taxis). Les conseils de Berger seraient « inutiles », selon elle ? Mathieu Gallet expose sa vision stratégique et sa méthode de management, fait par l’apport de regards extérieurs sur l’activité de son établissement.

Me Karsenti plaide ensuite, présente Anticor, qui « représente les citoyens, représente la société » – la procureure lui lance un regard noir. Après avoir démoli l’incurie de l’enquête – mais pas autant que ses confrères en défense – il laisse la place à la procureure. C’est un moment étrange. Il est minuit passé. La magistrate commence des phrases sans les finir, parle essentiellement des sujets hors prévention, se pique de petits commentaires : « Ça, c’est pas très bien », « Non, là ça va deux minutes », qui ne viennent pas vraiment ponctuer une démonstration juridique. Et puis elle annonce, marmonne, balbutie en farfouillant dans ses dossiers, dont elle lit quelques lignes, avant de reprendre son propos dans un manque total de fluidité. Finalement, elle demande 18 mois de prison avec sursis et 40 000 € d’amende, sur la base, comprend-on, de ce qui vient d’être débattu à l’audience.

En défense, Rémi Lorrain demande la relaxe pour le marché passé avec « Roland Berger Strategy », reprenant les arguments développés précédemment témoignant selon lui de la régularité du marché. Me Christophe Ingrain plaide la relaxe pour le marché « Denis Pingaud ». Il évoque l’article 3 du règlement intérieur qui régit les achats de l’INA, qui permettait à Mathieu Gallet de procéder ainsi, sans appel d’offres, dans le cas où le prestataire offrait des compétences particulières – et l’avocat les détaille, ses compétences. Durant les débats, cet argument, qui semble décisif et qui, s’il est validé par le tribunal, vaudra une relaxe sur ce chef de prévention, n’a été évoqué ni par la procureure, ni par le président.

Il est deux heures du matin. La décision sera rendue le 15 janvier 2018. 

 

 

 

 

 

 

Crédit photo © Thomas Samson / AFP