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L’irrecevabilité de l’appel-nullité exercé contre un avis du bâtonnier

Le courrier par lequel le bâtonnier signale à un avocat un conflit d’intérêts doit être qualifié d’avis dès lors que celui-ci n’a pas exercé de prérogative juridictionnelle. Un tel avis est insusceptible de faire l’objet d’un appel-nullité.

par Jérémy Jourdan-Marquesle 6 juin 2018

Dans le cadre d’un litige quelconque, un des avocats s’est retrouvé dans une situation potentiellement porteuse d’un conflit d’intérêts. Celle-ci a été dénoncée par le représentant de la partie adverse, qui a saisi le bâtonnier de l’ordre des avocats. Dans une lettre, le bâtonnier a constaté que l’avocat ne pouvait intervenir dans le dossier et lui a fait injonction de se déporter de la défense des intérêts des parties en litige, en précisant que, dans l’hypothèse où l’avis ne serait pas respecté, des conséquences disciplinaires s’ensuivraient. L’avocat visé par le courrier a alors formé un appel-nullité.

Le recours a été rejeté par la cour d’appel, au motif qu’un avis déontologique du bâtonnier n’a valeur que de recommandation, qu’en rendant cet avis, il n’a pas entendu exercer une prérogative juridictionnelle. Partant, l’excès de pouvoir dénoncé par l’avocat n’est pas caractérisé. Un pourvoi est formé par l’avocat, invoquant à titre de moyen qu’en dépit de sa forme de « lettre d’avis », le bâtonnier a excédé ses pouvoirs en lui ordonnant de se dessaisir du dossier.

Le pourvoi est rejeté par une motivation en deux étapes. D’abord, la Cour de cassation constate que, « par une interprétation nécessaire des éléments de preuve ambigus versés aux débats, exclusive de toute dénaturation, la cour d’appel a retenu que […] le bâtonnier, qui n’avait nullement entendu exercer une prérogative juridictionnelle que la loi ne lui reconnaît pas, avait, en conséquence, adressé à l’avocat une lettre d’avis ». Autrement dit, en dépit de son contenu, la lettre du bâtonnier doit être qualifiée de simple avis. Ensuite, la Cour en déduit qu’« après avoir retenu que cet avis ne pouvait être qualifié de décision ayant force obligatoire en ce qu’il ne présentait aucun caractère contraignant, son destinataire n’étant pas tenu de le suivre, la cour d’appel, qui a ainsi caractérisé le défaut de grief, en a exactement déduit que le recours était irrecevable ». Ainsi, l’acte n’ayant pas une nature juridictionnelle, l’appel-nullité est fermé.

En matière de conflit d’intérêts, le bâtonnier est susceptible d’être saisi de la difficulté, ce qui fut le cas en l’espèce. Pour autant, la jurisprudence considère de longue date que le bâtonnier n’a pas le pouvoir d’imposer à l’avocat de se dessaisir du dossier. La Cour de cassation l’a déjà énoncé sans ambiguïté, au visa de l’article 17 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, en retenant qu’« aucune disposition de ce texte ne confère au bâtonnier le pouvoir de donner injonction à un avocat de se dessaisir d’un dossier » (Civ. 1re, 28 avr. 1998, n° 95-22.242, D. 1998. 131  ; v. égal. Paris, 9 juin 1998, Gaz. Pal., 17 sept. 1998, 16, note A. Damien ; v. D. Piau, « Les conflits d’intérêts », in H. Ader et A. Damien [dir. ], Règles de la profession d’avocat, Dalloz Action, 2016-2017, n° 442.21). Dès lors, la jurisprudence en déduit que cet avis n’est pas susceptible de recours (Civ. 1re, 26 sept. 2012, n° 11-20.071, Dalloz jurisprudence).

Ceci étant, la question se pose de savoir ce qu’il advient lorsque le bâtonnier fait plus – ou semble faire plus – que donner un simple avis. La voie de l’appel-nullité doit-elle être ouverte si le bâtonnier prétend usurper un pouvoir dont il ne dispose pas ?

En l’espèce, la Cour de cassation renvoie à « l’interprétation nécessaire des éléments de preuve ambigus versés aux débats » pour en déduire que le bâtonnier n’avait adressé à l’avocat qu’une lettre d’avis. Autrement dit, l’analyse in concreto a conduit la cour d’appel à conclure que le bâtonnier n’a pas outrepassé ses prérogatives. Il n’y a donc pas lieu d’ouvrir une voie de recours. Le raisonnement est fluide : le juge analyse l’acte et constate l’absence de caractère juridictionnel ; les voies de recours de nature juridictionnelle sont en conséquence fermées. Finalement, tout repose sur l’analyse du contenu de l’acte, laissée en grande partie à l’appréciation de la cour d’appel, par la voie d’un contrôle léger.

Néanmoins, l’attendu contient une formule énigmatique et sans doute surabondante, à travers la référence à la « prérogative juridictionnelle que la loi ne lui [le bâtonnier] reconnaît pas ». En quoi le fait que la loi ne reconnaisse pas au bâtonnier une prérogative juridictionnelle en la matière est-il pertinent pour connaître la volonté de celui-ci ? Ce critère importe pour décider s’il y a ou pas excès de pouvoir, pas pour établir s’il s’agit d’un avis ou d’une décision juridictionnelle. La loi énonce ce que l’auteur d’un acte a le droit ou non de faire ; les faits permettent de déterminer quelle a été la volonté de l’auteur.

En réalité, cet arrêt révèle les deux voies envisageables lorsqu’une personne dénuée de pouvoir juridictionnel est l’auteur d’un acte ambigu. La première voie consiste à nier la qualité d’acte juridictionnel. Ce faisant, la normativité de l’acte est anéantie en amont et aucun recours n’est utile. Ce fut le cas en espèce, la Cour de cassation retenant que cet avis « ne pouvait être qualifié de décision ayant force obligatoire en ce qu’il ne présentait aucun caractère contraignant ». La deuxième conduit à admettre la qualité d’acte juridictionnel. Dès lors, l’acte doit être annulé pour excès de pouvoir. La normativité de l’acte est anéantie en aval.

Pour le destinataire de l’acte, les deux solutions sont, in fine, équivalentes. Toutefois, d’un point de vue procédural, cela change beaucoup de choses. La première solution exclut une saisine du juge ; la seconde solution requiert en revanche une saisine du juge pour faire constater l’illégalité de l’acte, ce qui implique alors la nécessité de respecter les délais pour exercer la voie de recours (v. Rép. pr. civ., Appel, par F. Ferrand, n° 335). Or on peut tout à fait imaginer l’embarras dans lequel se trouve la personne visée par l’acte du bâtonnier. Prendre l’initiative de ne le considérer que comme un avis conduit à s’exposer à ce que l’acte soit qualifié de juridictionnel et devienne définitif a posteriori. À l’inverse, exercer un recours contre celui-ci entraîne le risque de voir son recours déclaré irrecevable et être condamné aux dépens, voire à un article 700.

Derrière cette interrogation, on retrouve toute la complexité de la notion d’acte juridictionnel, qui combine de façon incertaine des critères formels et matériels (C. Chainais, F. Ferrand et S. Guinchard, Procédure civile. Droit interne et européen du procès civil, Dalloz, coll. « Précis », 2016, nos 1031 s.). Or ce n’est pas le moindre des paradoxes que de considérer qu’une personne n’ayant pas de pouvoir juridictionnel puisse être l’auteur d’un acte juridictionnel – tout illégal qu’il soit. Sans doute l’auteur de l’acte doit-il guider le justiciable dans sa décision d’exercer un recours. Lorsqu’un juge usurpe un pouvoir juridictionnel, il convient systématiquement d’exercer un appel-nullité, alors que, si un citoyen lambda tente d’en faire de même, on doit pouvoir n’y prêter aucune attention. La situation est bien plus délicate face aux personnes ayant un pouvoir juridictionnel limité, comme le bâtonnier, le conseil de l’ordre ou encore un arbitre. En l’espèce, la Cour de cassation a considéré que l’action était irrecevable, l’acte étant un simple avis. Mais cela pose clairement la question du passage de l’un – le simple avis, voire le bout de papier sans aucune valeur légale – à l’autre – l’acte juridictionnel rendu par une personne n’en ayant pas le pouvoir. À ce titre, il est difficile de voir dans l’arrêt en commentaire beaucoup plus qu’un arrêt d’espèce.