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Manquements à la probité et spécificités du droit de la Nouvelle-Calédonie

Dans un arrêt publié au Bulletin et sur le site internet de la Cour de cassation, la chambre criminelle répond à diverses questions juridiques posées par l’affaire dite « de la 3G en Nouvelle-Calédonie ».

par Cloé Fonteixle 12 avril 2019

Dans le cadre d’une affaire relative à l’attribution du marché de la défiscalisation de la 3G en Nouvelle-Calédonie, plusieurs questions intéressantes relatives aux infractions constituant des manquements au devoir de probité se sont posées à la chambre criminelle. Comme c’est souvent le cas pour ce type d’infractions, plusieurs protagonistes étaient mis en cause : l’ancien président du conseil d’administration de l’office des postes et télécommunications (OPT), le commissaire aux comptes intervenu en qualité d’expert pour analyser les offres reçues par cet OPT, le dirigeant de la société attributaire du marché litigieux et la société elle-même. S’ils avaient été condamnés pour prise illégale d’intérêts (selon le cas comme auteur principal ou comme complice ou encore receleur), ils avaient été relaxés du chef d’atteinte à la liberté et à l’égalité des candidats dans les marchés publics (délit plus connu sous le nom de favoritisme), faute pour la cour d’appel d’avoir pu identifier un élément légal. L’arrêt avait ainsi été frappé non seulement du pourvoi de chacun des prévenus, mais également des pourvois du procureur général et de l’OPT en sa qualité de partie civile.

Trois points méritent d’être ici rapportés, abordés dans cet arrêt très largement diffusé : premièrement, la question d’ordre constitutionnel soulevée par la personne poursuivie en qualité de président du conseil d’administration de l’OPT, qui était au moment des poursuites le président du conseil du gouvernement de Nouvelle-Calédonie ; deuxièmement, les précisions relatives au délit de prise illégale d’intérêts ; enfin, l’interrogation liée à l’existence, en l’espèce, d’un texte ayant pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics et les délégations de service public, susceptible d’avoir été violé.

À l’occasion de l’examen de ces pourvois, la Cour de cassation a été saisie d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur l’absence d’inviolabilité (entendue comme une immunité temporaire faisant obstacle à tout acte d’information, d’instruction ou de poursuite) conférée au président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie durant le temps de son mandat, fondée sur une violation du principe de la séparation des pouvoirs. Était en cause l’article 134 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie (adoptée consécutivement à l’accord de Nouméa du 5 mai 1998), qui détermine les règles d’organisation et de fonctionnement de ses institutions, comme le permet l’article 77 de la Constitution. Par un arrêt du 20 novembre 2018, la chambre criminelle a dit n’y avoir lieu à renvoyer la question au Conseil constitutionnel, rappelant que les dispositions ont déjà fait l’objet d’une déclaration de conformité (Cons. const. 15 mars 1999, décis. n° 99-410 DC, AJDA 1999. 379 ; ibid. 324, note J.-E. Schoettl ; D. 2000. 116 , obs. G. Roujou de Boubée ; ibid. 199, obs. J.-C. Car ; RTD civ. 1999. 724, obs. N. Molfessis ). Le demandeur à la QPC se prévalait d’un changement de circonstances résultant, d’une part, de la loi constitutionnelle n° 2007-237 du 23 février 2007 modifiant l’article 77 de la Constitution régissant les dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie et, d’autre part, de celle, n° 2007-238, du 23 février 2007, instaurant un nouveau statut pénal du président de la République française. Mais la Cour de cassation rappelle que la première réforme ne concernait pas le statut du président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie (elle concernait la définition du corps électoral). Et elle considère que l’inviolabilité du président de la République était déjà consacrée dans l’arrêt de la Cour de cassation rendu en assemblée plénière le 10 octobre 2001 (arrêt dont il faut toutefois noter qu’il est postérieur à la loi du 19 mars 1999). Ainsi n’existait-il selon la chambre criminelle aucun changement de circonstances susceptible de justifier le réexamen de ces dispositions par le Conseil constitutionnel. Elle a donc refusé le renvoi sans avoir à examiner le caractère sérieux de la question posée.

D’autre part, la chambre criminelle a écarté les moyens développés par les prévenus qui critiquaient la condamnation au titre de la prise illégale d’intérêts, en précisant, sur la notion d’« intérêt », qu’il peut s’agir « d’un lien d’affaires qui unit l’auteur de ce délit à la personne bénéficiant d’une décision prise par lui dans le cadre de ses fonctions publiques, peu important que ce lien ait été développé au sein d’une société sans rapport avec l’opération dont il a la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement ». L’intérêt est en effet un intérêt « quelconque » et la Cour de cassation avait récemment rappelé qu’un lien d’amitié suffit (Crim. 5 avr. 2018, n° 17-81.912 P, Dalloz actualité, 13 avr. 2018, obs. D. Goetz ; D. 2018. 800 ; AJ pénal 2018. 313, obs. J. Lasserre Capdeville ; AJCT 2018. 464, obs. P. Villeneuve ). Elle a également considéré, sur le terrain de la complicité, que « caractérisent l’aide ou l’assistance donnée dans les faits qui ont préparé ou facilité l’infraction commise les conseils techniques réitérés prodigués par une personne qui a intérêt à la réalisation de cette opération ».

Enfin, face à la relaxe générale prononcée du chef de favoritisme, les pourvois du ministère public et de la partie civile interrogeaient la Cour de cassation sur l’élément légal du délit au regard des règles applicables pour le marché litigieux en Nouvelle-Calédonie. L’article 432-14 du code pénal définit l’infraction de favoritisme de manière originale puisqu’il exige qu’un avantage injustifié soit procuré par le biais d’un acte contraire à d’autres normes, définies comme des « dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics et les délégations de service public ». L’identification de telles dispositions est donc indispensable à la caractérisation du délit (Crim. 10 mars 2004, n° 02-85.285, Bull. crim. n° 64 ; D. 2004. 1240, et les obs. ; ibid. 2005. 684, obs. J. Pradel ; RTD com. 2004. 625, obs. B. Bouloc ) et, précisément, les juges d’appel avaient considéré qu’il n’en existait pas ici.

La cour d’appel avait en effet jugé que l’article 22-17 de la loi organique du 19 mars 1999, si elle donnait compétence à la Nouvelle-Calédonie pour établir ses propres règles relatives à la commande publique, dans le respect des principes de liberté d’accès, d’égalité de traitement des candidats, de transparence des procédures, d’efficacité de la commande publique et de bon emploi des deniers publics, ce texte n’avait pas pour objet de décrire le comportement à adopter et se référait aux mêmes principes que ceux visés par le texte d’incrimination, principes à valeur constitutionnelle non susceptibles de déterminer un délit, eu égard au principe de légalité pris dans son sens organique. Examinant l’article 39 de la délibération n° 136/CP du 1er mars 1967 portant réglementation des marchés publics, qui dispose que « les marchés passés par application de la présente délibération sont soumis, en dehors des contrôles institués par celle-ci, aux textes généraux en matière de dépenses publiques », mais qui figure sous le titre III intitulé « Contrôle et approbation des marchés » et non sous le titre I consacré à la « passation des marchés », la cour d’appel constatait qu’il ne comportait aucune référence expresse aux principes de liberté d’accès et d’égalité des candidats et qu’il ne pouvait donc davantage fonder des poursuites du chef de favoritisme.

Mais cette position n’est pas partagée par la Cour de cassation, celle-ci considérant que les faits reprochés au président du conseil d’administration de l’OPT constituent une violation des règles de publicité et de concurrence, prévues par la délibération précitée, qui met en œuvre les principes de liberté d’accès, d’égalité des candidats, de transparence des procédures, d’efficacité de la commande publique et de bon emploi des deniers publics, rappelés par l’article 22-17 de la loi de 1999 et applicable sur ce territoire. Une cassation partielle est prononcée en conséquence, et la cour d’appel de renvoi aura pour tâche de vérifier la réunion des éléments matériel et intentionnel du délit. Une solution similaire avait été dégagée il y a peu concernant un délit de favoritisme commis en Polynésie française (Crim. 23 nov. 2016, n° 15-85.109, Dalloz jurisprudence).