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Suicide au magasin Tati de Barbès : l’ex-directrice réfute avoir harcelé son adjointe

La 31e chambre correctionnelle du tribunal de Paris juge, jeudi 14 et vendredi 15 juin, l’ex-directrice du magasin Tati de Barbès, prévenue d’avoir exercé un harcèlement moral sur la personne de France Javelle. Cette femme, directrice adjointe et salariée du magasin depuis vingt-cinq ans, s’était suicidée en 2012 et avait désigné, dans les lettres, la responsabilité de sa supérieure hiérarchique.

par Julien Mucchiellile 15 juin 2018

Quatre jours après avoir quitté pour la dernière fois son poste de directrice adjointe du magasin Tati de Barbès, celui dont il est dit qu’il est le navire amiral de l’enseigne, France Javelle, 53 ans, a avalé une quantité importante de Benzodiazétine et du détergent, et elle est morte. Sur son lit, où elle fut découverte le 8 janvier 2012, étaient disposés trois lettres écrites de sa main et un tract de l’intersyndicale de son magasin daté de janvier 2008. Tous ces écrits visent la directrice du magasin.

Jeudi 14 juin 2018, Catherine C…, ancienne directrice du magasin Tati de Barbès, comparaît devant la 31e chambre correctionnelle du tribunal de Paris pour harcèlement moral envers France Javelle. L’homicide involontaire n’a pas été retenu par le parquet, qui a mené l’enquête. Ainsi, il est inutile d’établir un lien de causalité entre le harcèlement moral et le décès de France Javelle.

Catherine C… est assise sur un strapontin à droite du prétoire, faisant face au beau-fils et à la fille de France Javelle, parties civiles, eux-mêmes assis sur des strapontins à gauche du prétoire. La présidente et son assesseur lisent les lettres de la défunte : « À ceux qui me trouveront, débute-t-elle, l’année 2011 fut très dure, je suis devenue une loque ». France Javelle, employée par le magasin Tati de Barbès depuis mars 1987, est promue en 2010 au poste de directrice adjointe du magasin, gérante des trois rayons textiles. La tâche semble rude. « Catherine est hyperactive. Tout est matière pour être humiliée, rabaissée au rang de sous-fifre. Je suis traitée comme un enfant. La moindre parole sortant de ma bouche est l’occasion de me décrier devant mes collègues. » Au printemps 2011, le médecin l’a arrêtée pour trois mois. C’est le premier congé maladie de la vie de France, qui revient à la fin juin gonflée à bloc, mais, début octobre, les « humiliations reprennent » et, le 8 janvier 2012, France, qui « n’attend plus rien de ce monde de panier de crabes », met fin à ses jours.

C’est un inspecteur du travail qui a fait le signalement au procureur de la République. « Nos services ont été avertis du suicide de France Javelle par un représentant du personnel », témoigne-t-il à la barre. La médecine du travail lui pose problème. La médecin lui semble si incompétente en matière de risques psycho-sociaux dans l’entreprise (et un magasin comme Tati est à haut risque) qu’il a pensé à la signaler à l’ordre des médecins. Quant à Tati : « Pour une entreprise de cette taille, appartement à un groupe de cette taille (le groupe Eram, ndlr), les ressources humaines étaient encore artisanales. Les risques psycho-sociaux n’étaient pas une préoccupation, il y avait de réelles carences en la matière ».

Il a ensuite entendu cinquante et un salariés qui ont livré leur nette impression que le suicide de leur amie – car, à Tati, tout le monde se connaît et s’apprécie depuis longtemps – était lié au management agressif de la direction, et en premier lieu de sa supérieure directe : Catherine C….

« Pourquoi les salariés ont-ils pensé que c’était vous, la responsable ? »

Catherine C… est une femme d’expérience, qui a dirigé de nombreux magasins de textiles, avant d’arriver, en 2007, à la tête de cette succursale mythique des magasins Tati. Les choses vont mal, les chiffres sont mauvais, il faut redresser l’activité du magasin phare. Il ressort des documents internes – et Catherine opine – que la priorité absolue est d’augmenter le chiffre d’affaires. Tout est axé sur la rentabilité et, dans ces conditions, le bien-être des salariés est remisé au rang de coûteuse coquetterie. Tati d’abord. Catherine C… (qui sera licenciée fin 2014 pour motif économique), très vite, suscite l’ire des syndicats : elle est visée par un tract dénonçant ses méthodes de management, qui sera retrouvé sur le lit de la morte. Elle dit aux enquêteurs avoir modifié son attitude par la suite et, d’ailleurs, aucun tract nominatif ne sera plus édité. Sur les bancs de la salle d’audience, les copines de France poussent des soupirs scandalisés. Elles font partie des salariés qui ont décrit à l’inspecteur du travail les propos humiliants, les remarques blessantes, une charge de travail écrasante et des directives impossibles à tenir. « On nous demandait de mettre en place un rayon et de le déranger dans la foulée pour l’arranger d’une autre manière », témoigne à la barre une caissière du magasin, qui, un jour que France l’aidait en caisse, a vu Catherine C… la rabrouer avec vigueur. Catherine est vue comme froide et distance, réprimant avec dureté toutes les manifestations de convivialités entre collègues. Pour l’inspecteur du travail, les auditions des salariés de Tati Barbès lui ont « permis d’établir les faits de harcèlement moral ».

Les comptes de Tati sont à l’équilibre et, lentement, France se délite. Elle perd du poids, ses cheveux blanchissent, elle est souvent découverte comme tremblante et apeurée, en présence de sa cheffe. Catherine ne s’est aperçue de rien, ce qui pose problème, car de nombreux salariés, épouvantés par le délabrement physique flagrant de France Javelle, croyaient qu’une grave maladie était à l’origine de cet état. Catherine C…, répète-t-elle, « réfute » avoir remarqué la détresse de France Javelle. Pour elle, l’attitude qu’on lui reproche relève du ressenti, pas d’éléments objectifs établissant les faits de harcèlement moral.

D’ailleurs, pour quoi faire ? Elle la considérait comme très compétente, « très rigoureuse, très consciencieuse », bien que France eût demandé à ce que lui soit retirée la charge d’un rayon, sur les trois qu’elle avait à gérer. « Elle a dû ressentir qu’elle n’y arriverait pas, que c’était trop dur pour elle. Je ne sais pas si c’est une fragilité, un manque de confiance en soi », interroge-t-elle. Encore une histoire de ressenti et de mal-être qu’elle ne s’explique pas. Elle se souvient qu’à 15 h, après que France Javelle eut été découverte morte dans son lit, le magasin a fermé ses portes. Elle était au centre de la foule des salariés qui, pendant deux heures, l’entouraient et l’éreintait de questions. « Pourquoi les salariés ont-ils pensé que c’était vous, la responsable ? », demande la présidente. « Je ne sais pas, tous les jours, j’y pense. Comment je ne l’ai pas vu ? » Ceux qui l’ont vu témoignent ce vendredi.