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Le temps judiciaire sous la loupe de la Cour fédérale de justice allemande

Un juge trop lent peut-il être réprimandé par son supérieur ? Le débat agite la magistrature allemande.

par Gilles Bouvaistle 15 septembre 2017

L’indépendance d’un magistrat a-t-elle été bafouée par un supérieur ? Ou est-il légitime d’astreindre la justice au respect de certaines règles d’efficacité ? Comment déterminer la durée moyenne d’une procédure et le temps que peut lui consacrer un magistrat ? Ces interrogations ont atterri devant la Cour fédérale de justice allemande (Bundesgerichtshof).

Il s’agissait pour cette dernière d’examiner si, comme l’estime Thomas S.-K., juge de la cour d’appel régionale (Oberlandesgericht) de Karlsruhe, son indépendance de magistrat avait été mise à mal par la demande de la présidente de son tribunal d’accélérer son rythme de travail. Un reproche adressé au juge le 26 janvier 2012, dans un courrier : « L’activité incombant à un magistrat peut se mesurer à l’aune de la quantité de travail moyenne des autres magistrats dans une position comparable. Vous fournissez depuis plusieurs années un travail bien en dessous de cette moyenne et au-delà d’un seuil de tolérance raisonnable ». Selon la présidente, le magistrat aurait traité, entre 2009 et 2011, annuellement 58, 48 et 37 affaires, contre une moyenne de 70 pour ses collègues.

Reconnu pour la qualité de ses arrêts, Thomas S.-K. porte ce différend devant l’instance chargée des contentieux internes au sein du tribunal, arguant que « le taux de résolution évoqué ne permet pas de conclure à une pratique contraire aux textes officiels, compte tenu des différences entre les procédures et de leur complexité ».

En première instance, le tribunal de grande instance de Karlsruhe avait rejeté sa plainte, estimant que « le plaignant [n’était] pas parvenu à montrer concrètement qu’il lui était demandé une charge de travail impossible à assumer de manière adéquate » ni à expliquer « pour quelle raison les autres magistrats parvenaient à un nombre d’affaires closes nettement plus élevé ». Après un recours infructueux devant la Cour d’appel de Stuttgart, l’affaire est renvoyée devant la Cour de justice fédérale.

Devant cette dernière, Thomas S.-K. s’est livré à un plaidoyer pro domo (en pièce jointe), accusant son ancienne présidente (partie à la retraite depuis) d’avoir exigé de lui une « jurisprudence light » : « Une présidente, qui demande à un juge de modifier son application du droit en fonction de considérations budgétaires, viole l’indépendance de ce dernier. Parce qu’elle demande, en contradiction avec l’article 9,7 paragraphe 1, de la Constitution allemande [« Les juges sont indépendants et ne sont soumis qu’à la loi », NDLR], à un magistrat de changer son appréciation du droit. […] Un juge n’a pas à modifier sa lecture du droit et son travail juridique pour satisfaire en temps et en heure tous les cas qui lui sont attribués ».

L’argumentation n’a pas convaincu la Cour fédérale, qui a souligné qu’il était par principe légitime de « rappeler à l’ordre un magistrat et d’exiger de lui une conduite conforme aux règles de sa fonction », tant qu’il n’est pas exigé de lui et des autres magistrats de la juridiction une charge de travail qu’ils ne soient pas en mesure d’accomplir « de manière adéquate ». La Cour fédérale a renvoyé la question de la mesure de cette dernière à la cour d’appel régionale de Stuttgart, privant ainsi le plaignant d’un recours devant la Cour constitutionnelle fédérale.

La décision a rencontré un certain écho, alors que le président de l’Association fédérale allemande des magistrats, Jens Gnisa, vient récemment de publier un ouvrage alarmiste, La Fin de la justice (Die Ende der Gerechtigkeit). Dans ce dernier, il dresse le tableau de tribunaux allemands toujours plus expéditifs face à des contentieux de plus en plus complexes.

Regrettant de son côté que la Cour n’ait pas tenu compte du rôle joué par la complexité croissante des procédures, Wilfried Hamm, membre du directoire du syndicat de la Nouvelle Association des magistrats (Neue Richtervereinigung) considère que « la Cour a trouvé une voie médiane et laissé l’affaire là » : « C’est la raison pour laquelle nous parlons nous aussi d’un arrêt light. Évaluer une charge de travail moyenne, c’est très difficile et la cour fédérale a d’ailleurs renvoyé la détermination de ce point aux instances inférieures. Ils n’ont pas eu le courage de dire : voilà ce qu’est l’indépendance du magistrat ; et quand il y a une rupture de celle-ci ».

De son côté, Robin Christmann, économiste spécialisé dans le fonctionnement des institutions judiciaires et coauteur d’un projet de recherche sur les facteurs influençant la durée des procédures civiles par un tribunal d’instance de Hambourg, salue dans cet arrêt « la tentative louable de mettre en relation une tâche aussi complexe et difficile que celle d’un magistrat avec des chiffres mesurables, pour déterminer ce que représente un taux de résolution raisonnable et adapté ». Selon lui, « la durée d’une procédure civile en Allemagne augmente légèrement tandis que le nombre de plaintes baisse chaque année. Même si l’Allemagne demeure, dans les procédures civiles, bien en dessous de la durée moyenne européenne : celle-ci se situe à un peu moins de 200 jours, contre 350 jours en France et plus de 500 jours en Italie ».