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Affaire Karachi : rejet par l’Assemblée plénière du pourvoi contre l’arrêt de renvoi

La commission d’instruction de la Cour de justice de la République a valablement rejeté la nullité de la procédure antérieure de droit commun et a constaté a bon droit que la décision du Conseil constitutionnel validant les comptes de campagne ne constituait pas un obstacle aux poursuites et que la prescription n’était pas acquise.

par Sébastien Fucinile 9 avril 2020

Par un arrêt du 13 mars 2020, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a rejeté les pourvois dirigés contre plusieurs arrêts de la commission d’instruction de la Cour de justice de la République, aboutissant au renvoi d’Édouard Balladur devant le tribunal correctionnel pour complicité et recel d’abus de biens sociaux. Dans le cadre de l’affaire Karachi, plusieurs moyens de droit étaient invoqués. Parmi les plus notables, la Cour de cassation s’est prononcée sur le refus de la commission d’instruction d’annuler la procédure antérieure de droit commun, mais également sur l’absence d’autorité de la chose jugée de la décision du Conseil constitutionnel ayant validé les comptes de campagne en 1995, sur l’absence de prescription de l’action publique du délit d’abus de biens sociaux ou encore sur l’impartialité de la commission d’instruction. L’Assemblée plénière a rejeté l’ensemble des moyens dirigés contre les arrêts de la commission d’instruction, permettant ainsi le renvoi de l’intéressé devant le tribunal correctionnel.

S’agissant tout d’abord de la compétence, le demandeur au pourvoi estimait qu’il convenait d’annuler la procédure antérieure suivie par une juridiction d’instruction de droit commun en ce que cette juridiction était incompétente pour instruire sur des faits commis par un ministre dans l’exercice de ses fonctions. L’Assemblée plénière relève que « la commission d’instruction ne pouvait déclarer que les magistrats instructeurs parisiens étaient incompétents tant qu’ils n’avaient pas effectué les investigations de nature à leur permettre de vérifier cette compétence, dans le respect des dispositions de l’article 68-1 de la Constitution, avant de se dessaisir de la partie des faits pouvant impliquer » le ministre, dans l’exercice de ses fonctions. En effet, l’article 68-1 de la Constitution prévoit la compétence exclusive de la Cour de justice de la République pour connaître des crimes et délits accomplis par les membres du gouvernement dans l’exercice de leurs fonctions. La difficulté est que l’article 19 de la loi organique du 23 novembre 1993 exige, pour engager les poursuites, la délivrance d’un réquisitoire introductif contre personne dénommée, ce qui suppose l’existence d’indices rendant vraisemblable la participation du membre du gouvernement aux faits dont la Cour est saisie. La Cour de cassation estime donc qu’une instruction de droit commun peut être ouverte préalablement afin de recueillir des éléments suffisants, dès lors qu’il n’existe pas encore d’indices rendant vraisemblable la participation du membre du gouvernement à l’infraction. En effet, la Cour de cassation a toujours été très stricte sur la compétence de la Cour de justice de la République : celle-ci est incompétente si l’infraction a seulement été commise à l’occasion de l’exercice des fonctions ministérielles et non pas dans l’exercice même de ces fonctions (Crim. 6 févr. 1997, n° 96-80.615, D. 1997. 334 , note J.-F. Renucci ; ibid. 1998. 177, chron. O. Beaud ; Rev. sociétés 1997. 146, note B. Bouloc ; RSC 1997. 393, obs. J.-F. Renucci ; ibid. 644, obs. R. Ottenhof ; ibid. 667, obs. J.-P. Dintilhac ; RTD com. 1997. 693, obs. B. Bouloc ), même si la commission des faits est concomitante de l’exercice d’une activité ministérielle (Crim. 16 févr. 2000, n° 99-86.307, D. 2001. 660 , note V. Bück ; RSC 2000. 840, obs. J.-F. Renucci ). Il apparaît alors difficile de déclarer une juridiction d’instruction de droit commun incompétente pour instruire sur des faits dont il n’est pas encore certain qu’ils impliquent un ministre pour des faits commis dans l’exercice même de ses fonctions.

La Cour de cassation a ensuite rapidement rejeté l’argument de l’absence d’impartialité de la commission d’instruction et de violation de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme qui en découlerait. Le demandeur au pourvoi estimait que la commission d’instruction, lorsqu’elle se prononce sur les nullités de la procédure qu’elle conduit elle-même, n’est pas impartiale. Pour rejeter cet argument, la Cour de cassation insiste notamment sur le fait que l’examen de la régularité des actes, par la commission d’instruction, se fait sous le contrôle de la Cour de cassation, qui peut, en matière de nullités, statuer en fait et en droit. C’est exactement ce que la Cour de cassation avait déjà dit auparavant (Cass., ass. plén., 6 juin 2003, n° 01-87.092, D. 2003. 1666 ). Dans le prolongement de cette question de l’impartialité de la commission d’instruction, le demandeur au pourvoi reprochait à la commission d’instruction d’avoir statué deux fois sur la question de la prescription de l’action publique, alors que sa composition était identique. En effet, la commission d’instruction s’était déjà prononcé sur la prescription de l’action publique, avant la mise en examen du demandeur au pourvoi. Celui-ci, après sa mise en examen, avait formé un pourvoi en cassation contre l’arrêt ayant prononcé sur la prescription, pourvoi qui avait été déclaré irrecevable par l’Assemblée plénière en ce qu’il n’était pas partie à la procédure lorsque la décision avait été rendue (Cass., ass. plén., 13 oct. 2017, n° 17-83.620, Dalloz actualité, 24 oct. 2017, obs. S. Fucini ; D. 2017. 2101 ; RSC 2017. 767, obs. F. Cordier ). Après sa mise en examen, il a alors soulevé la prescription de l’action publique et la commission d’instruction, dans une même composition, a rejeté la requête, ce qu’il estimait être un manquement à l’exigence d’impartialité. Cet argument était difficilement admissible, dans la mesure où rien n’empêche la même formation, lors de l’information judiciaire, de se prononcer à plusieurs reprises sur la même question. La Cour de cassation a souligné que la première décision « n’a pas été prononcée sur une demande de sa part et n’a pas, à son égard, autorité de chose jugée ». De la sorte, la commission d’instruction, comme pourrait le faire toute chambre de l’instruction, a pu se prononcer à nouveau, dans la même composition, sur une même question, car elle avait statué sur la première requête alors que le demandeur n’était pas encore mis en examen et ne pouvait donc pas participer à la procédure. La première décision n’avait donc pas à son égard autorité de la chose jugée.

Enfin, le demandeur au pourvoi invoquait l’extinction de l’action publique, sur deux fondements. Tout d’abord, il estimait que la décision du Conseil constitutionnel du 12 octobre 1995 ayant validé ses comptes de la compagne présidentielle avait autorité absolue de la chose jugée et empêchait alors de remettre en cause les dépenses et les recettes ayant fait l’objet de ce contrôle. S’il est aisé de comprendre la portée de l’autorité absolue de la chose jugée des décisions abrogeant une disposition législative, cela pose davantage de difficultés pour ce qui est d’une décision relative au contrôle des comptes de campagne. Pour la Cour de cassation, l’autorité de la chose jugée d’une telle décision ne s’applique « qu’au regard des infractions prévues par l’article L. 113-1 du code électoral », c’est-à-dire celles sanctionnant le non-respect des règles relatives aux comptes de campagne. La position peut apparaître assez délicate sur le fondement de cet argument, mais il est certain que le Conseil constitutionnel n’a pas statué sur les faits dont le juge est saisi, qui étaient dissimulés, mais seulement sur la régularité des comptes de campagne qui avaient été déposé par le candidat.

S’agissant encore de l’extinction de l’action publique, le demandeur au pourvoi estimait que les infractions de complicité et de recel d’abus de biens sociaux étaient prescrites. La commission d’instruction a estimé que ces infractions avaient été dissimulées, ce qui a reporté le point de départ du délai de prescription au 21 septembre 2006, date à laquelle le procureur de la République en a eu connaissance. Le demandeur au pourvoi estimait que la décision du Conseil constitutionnel validant les comptes de campagne excluait toute dissimulation de sommes dans le cadre de ces comptes de campagne. Surtout, il invoquait les déclarations du président de l’époque du Conseil constitutionnel et d’un autre de ses membres, qui ont affirmé plus récemment avoir perçu de graves irrégularités dans les comptes de campagne, concernant la somme pour laquelle l’intéressé est poursuivi pour recel d’abus de biens sociaux. Ainsi, ils avaient eu connaissance de ces faits en 1995, ce qui aurait dû empêcher de reporter le point de départ du délai de prescription au-delà de cette date. La Cour de cassation n’accepte pas cet argument. Elle relève d’une part que « le contrôle par le Conseil constitutionnel des recettes déclarées par le candidat n’exclut pas la dissimulation de leur origine » et ajoute surtout que la date du point de départ de la prescription, « appréciée par la commission, correspondait à celle à laquelle les infractions dissimulées étaient apparues dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique, les déclarations ultérieures de membres du Conseil constitutionnel étant, à cet égard, sans incidence ». Cette décision semble tout à fait se justifier compte tenu de la jurisprudence habituelle de la Cour de cassation. S’agissant du report du point de départ, avant sa consécration par l’article 9-1 du code de procédure pénale, la Cour de cassation affirmait de manière constante, s’agissant des infractions clandestines, que le point de départ de la prescription devait être fixé « au jour où l’infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique » (Crim. 16 mars 1970, n° 68-91.369 ; 9 févr. 2005, n° 03-85.508, D. 2005. 1152, obs. A. Lienhard ; ibid. 2986, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé et C. Mascala ; RTD com. 2005. 618, obs. B. Bouloc ; 12 déc. 2007, n° 07-82.008). Or, seule la victime et le ministère public peuvent mettre en mouvement l’action publique. Le fait que d’autres personnes aient connaissance de l’infraction n’enlève rien à son caractère clandestin dès lors que ni la victime, ni le ministère public n’ont connaissance de ces infractions. C’est également ce qu’a consacré le législateur par la réforme de la prescription du 27 février 2017 au nouvel article 9-1 du code de procédure pénale.

En outre, s’agissant de l’abus de biens sociaux, la Cour de cassation a toujours adopté une position particulière : le point de départ du délai de prescription est fixé à la présentation des comptes annuels (Crim. 5 mai 1997, n° 96-81.482, Rev. sociétés 1998. 127, note B. Bouloc ; RSC 1998. 336, obs. J.-F. Renucci ; 8 oct. 2003, n° 02-81.471, D. 2003. 2695 , obs. A. Lienhard ; ibid. 2004. 194, chron. Y. Mayaud ; AJ pénal 2003. 67, obs. P. R. ; Rev. sociétés 2004. 155, note B. Bouloc ; RTD com. 2004. 171, obs. B. Bouloc ) sauf dissimulation des dépenses litigieuses dans les comptes annuels (Crim. 13 oct. 1999, n° 96-80.774, RSC 2000. 410, obs. J.-F. Renucci ; RTD com. 2000. 477, obs. B. Bouloc ). Dans ce cas, la prescription ne court que lorsque les faits ont été découverts dans des conditions permettant la mise en mouvement ou l’exercice de l’action publique, c’est-à-dire par des associés qui n’ont pas participé à l’infraction ou par le ministère public. La chambre criminelle a ainsi pu affirmer que « la connaissance par l’administration discale de faits susceptibles de caractériser le délit d’abus de biens sociaux ne fait pas courir la prescription, le ministère public et les associés étant seuls susceptibles d’engager l’action publique ou de la faire engager par la société » (Crim. 30 avr. 2014, n° 13-82.912, Rev. sociétés 2015. 56, note B. Bouloc ; RSC 2015. 329, obs. H. Matsopoulou ; RTD com. 2014. 707, obs. B. Bouloc ). En effet, l’hypothèse de la dissimulation ayant pour effet de reporter le point de départ du délai de prescription doit nettement être distinguée de celle de la suspension, empêchant toute poursuite en raison d’un obstacle de droit ou de fait. Dans l’affaire de l’octuple infanticide, la prescription avait été suspendue parce que personne ne pouvait avoir connaissance de l’infraction commise et nul n’avait été en mesure de s’inquiéter de la disparition d’enfants dont l’existence n’était pas connue (Cass. ass. plén., 7 nov. 2014, n° 14-83.739, Dalloz actualité, 21 nov. 2014, obs. C. Fonteix ; D. 2014. 2498, et les obs. , note R. Parizot ; ibid. 2469, point de vue L. Saenko ; ibid. 2015. 1738, obs. J. Pradel ; ibid. 1919, obs. P. Bonfils et A. Gouttenoire ; AJ pénal 2015. 36, note A. Darsonville ; RSC 2014. 777, obs. Y. Mayaud ; ibid. 803, obs. D. Boccon-Gibod ; ibid. 2015. 121, obs. A. Giudicelli ). Dans le cas de la dissimulation permettant le report, il suffit, pour les infractions clandestines, que l’infraction soit inconnue du ministère public et de la victime, peu importe que d’autres personnes connaissent ces infractions. Dès lors, la connaissance ou les doutes de membres du Conseil constitutionnel quant à l’infraction sont sans incidence sur le report du point de départ du délai de prescription au jour où le ministère public en a eu connaissance.