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Contrôle constitutionnel a priori de la loi Anticasseurs : censure partielle

Le Conseil constitutionnel a censuré une disposition phare de la loi Anticasseurs, insérée dans le code de la sécurité intérieure, qui permettait l’interdiction administrative de manifester. Trois autres articles également déférés au Conseil ont été déclarés conformes à la Constitution et intégreront prochainement les codes pénal et de procédure pénale.

par Cloé Fonteixle 15 avril 2019

Adoptée dans le contexte de crise des « gilets jaunes », la loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations, défendue par le gouvernement, a été définitivement adoptée par le Sénat le 12 mars 2019. Elle comportait plusieurs dispositions controversées dès leur annonce (v. Dalloz actualité, 9 janv. 2019, art. P. Januel ). C’est à une censure seulement partielle que s’est livré le Conseil constitutionnel.

Les députés requérants critiquaient en premier lieu la procédure d’adoption de la loi, jugeant le dépôt tardif et non respectueux de leur droit d’amendement, déplorant l’absence d’étude d’impact et d’avis du Conseil d’État sur cette proposition de loi s’apparentant selon eux à un « projet de loi déguisé » et dénonçant l’absence de publicité d’un avis rendu par le Conseil d’État au gouvernement sur un amendement que celui-ci envisageait de présenter. Mais le Conseil constitutionnel écarte le grief tiré de la méconnaissance des exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire.

Sur les quatre dispositions soumises à son examen, une seule – sans aucun doute la plus décriée puisqu’elle consistait en une interdiction administrative de manifester – a fait l’objet d’une déclaration d’inconstitutionnalité. Les autres s’apprêtent à entrer en vigueur. En effet, la loi n’ayant pas fait l’objet d’une nouvelle délibération, elle a été promulguée le 11 avril 2019.

La censure de l’interdiction administrative de manifester

Parce qu’elles restreignent la liberté d’expression et de communication, dont découle le droit d’expression collective des idées et des opinions, les dispositions du code de la sécurité intérieure sur la prévention des atteintes à l’ordre public lors des manifestations sur la voie publique sont peu nombreuses (v. Rép. pén., Manifestations, par M. Murbach-Vibert). L’article L. 211-1 de ce code pose l’obligation bien connue de déclaration préalable de ces manifestations. Son article L. 211-2 en définit les modalités. L’article L. 211-3 prévoit la possibilité et les conditions d’une interdiction temporellement et géographiquement ciblée du port et du transport d’objets pouvant constituer une arme, « si les circonstances font craindre des troubles graves à l’ordre public », tandis que l’article L. 211-4 permet à l’autorité investie des pouvoirs de police sur les lieux concernés d’interdire la manifestation projetée si elle « est de nature à troubler l’ordre public ». Le décret n° 2019-208 du 20 mars 2019 a créé une contravention de participation à une manifestation interdite sur ce fondement (C. pén., art. 644-4).

C’est à la suite de ces textes qu’avait vocation à être inséré l’article L. 211-4-1, créé par l’article 3 de la loi soumise au Conseil. Cette disposition instituait, à l’instar de ce qui existe dans le code du sport pour l’accès au stade des supporters considérés comme pouvant troubler l’ordre public, une véritable interdiction administrative de manifester, s’ajoutant à la possibilité d’une interdiction à titre de sanction pénale émanant de l’autorité judiciaire.

Centrée sur un individu donné, l’interdiction pouvait être ciblée, c’est-à-dire ne concerner qu’une manifestation déterminée (al. 1er), ou s’étendre à toute manifestation sur l’ensemble du territoire national pour une durée maximum d’un mois (al. 4). Elle devait être prononcée par le préfet (ou préfet de police pour Paris) du lieu de la manifestation ou par celui du lieu de résidence de la personne concernée, dans le second cas.

Était principalement critiqué le critère autorisant le prononcé d’une telle interdiction. En effet, elle pouvait s’appliquer à toute personne constituant une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public, cette menace résultant de « ses agissements à l’occasion de manifestations sur la voie publique ayant donné lieu à des atteintes graves à l’intégrité physique des personnes ainsi qu’à des dommages importants aux biens » ou de « la commission d’un acte violent à l’occasion de l’une de ces manifestations ». N’était donc pas exigé que l’individu ait réellement pris part à des violences ou à des dégradations de biens, de sorte qu’il existait un risque que l’interdiction frappe une personne s’étant trouvée au mauvais endroit au mauvais moment.

Les requérants considéraient ces conditions de fond imprécises et ambiguës. Ils mettaient par ailleurs en cause l’atteinte à la présomption d’innocence résultant d’une interdiction de manifester à titre préventif, la violation du droit au procès équitable et du droit au recours résultant de la possible notification de l’arrêté sans respect d’un délai de quarante-huit heures avant la manifestation, et la contrariété au principe de proportionnalité d’une interdiction de manifester d’un mois renouvelable indéfiniment.

Dans sa décision, le Conseil constitutionnel commence par valider, de manière assez explicite, le principe d’une interdiction de participer à une manifestation, en indiquant que « le législateur a entendu prévenir la survenue de troubles lors de manifestation sur la voie publique et a ainsi poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public ».

Toutefois, après avoir rappelé les effets d’une telle mesure, qui a vocation à « priver une personne de son droit d’expression collective des idées et des opinions », il considère que les dispositions laissent à l’autorité administrative « une latitude excessive dans l’appréciation des motifs susceptibles de justifier l’interdiction ». Il relève par ailleurs que, dans l’hypothèse où la manifestation n’aurait pas été déclarée ou l’aurait été tardivement, « l’arrêté d’interdiction de manifester [serait] exécutoire d’office et [pourrait] être notifié à tout moment », et rappelle que l’interdiction peut aller jusqu’à viser l’ensemble du territoire pour une durée d’un mois.

Il en découle, pour le Conseil constitutionnel, que, « compte tenu de la portée de l’interdiction contestée, des motifs susceptibles de la justifier et des conditions de sa contestation, le législateur a porté au droit d’expression collective des idées et des opinions une atteinte qui n’est pas adaptée, nécessaire et proportionnée ». L’article 3 de la loi est ainsi censuré aux termes d’un contrôle de proportionnalité.

La validation de trois autres dispositions

L’extension du pouvoir de réquisition du parquet

Premièrement, le Conseil constitutionnel valide le nouvel article 78-2-5 du code de procédure pénale, permettant à des officiers de police judiciaire (OPJ), ou à des agents de police judiciaire (APJ) placés sous leur responsabilité, sur réquisitions en ce sens du parquet, de procéder, sur les lieux d’une manifestation et à ses abords immédiats, à l’inspection visuelle et à la fouille de bagages ainsi qu’à la visite des véhicules se trouvant dans cette zone sur la voie publique ou dans des lieux accessibles au public. Et ce dans le but de rechercher et de poursuivre le délit prévu à l’article 431-10 du code pénal, consistant à participer à une manifestation en étant porteur d’une arme. Il rejette l’argumentation des députés qui soutenaient la contrariété de ces dispositions à la liberté d’aller et venir et de réunion, au droit à l’expression collective et au principe de proportionnalité des peines, soulignant l’existence d’autres dispositions permettant de parvenir au même résultat.

D’une part, le Conseil rappelle que ces opérations sont dirigées vers un objectif précis : la recherche et la poursuite des individus armés, et donc, selon lui, la « recherche des auteurs d’une infraction de nature à troubler gravement le déroulement d’une manifestation ». Il convient toutefois de rappeler que, de manière tout à fait classique, le législateur a prévu, au dernier alinéa de ce texte, que le fait que ces opérations révèlent d’autres infractions ne constitue pas une cause de nullité des procédures incidentes.

D’autre part, s’agissant des conditions d’application de ces dispositions, le Conseil souligne que ces mesures sont limitées géographiquement, et qu’elles supposent une réquisition écrite du procureur de la République, de sorte qu’elles sont placées sous le contrôle d’un magistrat de l’ordre judiciaire qui doit préciser « le lieu et la durée en fonction de ceux de la manifestation attendue ».

Enfin, concernant l’immobilisation des véhicules permise par ce texte, il est précisé que les opérations « ne peuvent conduire à une immobilisation de l’intéressé que le temps strictement nécessaire à leur réalisation », de sorte qu’elles n’ont pas « pour effet de restreindre l’accès à une manifestation ni d’en empêcher le déroulement ».

La création du délit de dissimulation du visage aux abords d’une manifestation

Est créé un nouveau délit à l’article 431-9-1 du code pénal, qui punit d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende « le fait pour une personne, au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation sur la voie publique, au cours ou à l’issue de laquelle des troubles à l’ordre public sont commis ou risquent d’être commis, de dissimuler volontairement tout ou partie de son visage sans motif légitime ».

Il est vrai que cette incrimination n’est pas sans poser des interrogations au regard du principe de légalité, dès lors que les notions utilisées, que ce soit s’agissant du lieu de commission de l’infraction, du moment de sa survenance ou encore des conditions de sa réalisation, laissent place à une grande marge d’appréciation de la part du juge.

Le Conseil constitutionnel écarte ce grief, tout en se livrant à un exercice de définition de certaines notions.

Sur la matérialité du délit, il considère que le fait de dissimuler volontairement une partie de son visage vise la circonstance dans laquelle une personne entend empêcher son identification, par l’occultation de certaines parties de son visage. Se dégagerait ainsi la nécessité de caractériser un dol spécial, consistant, même dans le cas où la dissimulation serait partielle, à vouloir « empêcher son identification ».

S’agissant du moment de commission des faits, la période concernée démarre « dès le rassemblement des participants à la manifestation et se termine lorsqu’ils se sont tous dispersés ». Quant au risque de troubles à l’ordre public, il faut que ce risque soit « manifeste ».

Concernant le « motif légitime » permettant d’échapper à la répression, le Conseil estime qu’il n’y a pas lieu de la préciser, considérant que « le législateur a retenu une notion qui ne présente pas de caractère équivoque ».

L’intégration de l’interdiction de manifester dans les obligations du contrôle judiciaire

Enfin, la modification de l’article 138 du code de procédure pénale, qui prévoit la longue liste des obligations susceptibles d’être imposées au titre du contrôle judiciaire, est approuvée par les Sages. À la suite du 3° prévoyant l’interdiction de se rendre en certains lieux, figurera donc un 3° bis prévoyant l’obligation de ne pas participer à des manifestations sur la voie publique dans des lieux déterminés.

Les sénateurs mettaient en cause une contrariété à la liberté d’aller et venir et à la liberté d’expression collective des idées, résultant de ce que le texte permet le prononcé d’une interdiction de manifester sans limitation géographique autre que l’étendue du territoire national et sans limitation temporelle autre que la durée du contrôle judiciaire.

Pour écarter ces arguments, le Conseil constitutionnel rappelle notamment qu’il appartiendra au juge judiciaire de faire une application proportionnée de cette interdiction, notamment lorsqu’il déterminera les lieux concernés par cette interdiction. Il considère que ces dispositions ne soumettent pas les intéressés à une rigueur non nécessaire.