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Reportage 

Les flags vus du parquet : immersion à la section P12

En amont des comparutions immédiates de Paris, la section P12 du parquet donne progressivement une qualification juridique aux faits commis dans la capitale. Elle devient ensuite un chef de prévention, débattu à l’audience. Nous avons eu l’autorisation exceptionnelle d’observer toute la chaîne pendant plusieurs jours.

par Antoine Blochle 11 avril 2019

Introduction

Il faut arpenter un dédale de couloirs, une passerelle et un sas sécurisé. C’est enfin derrière une grille que se niche l’unité de traitement en temps réel (TTR) du parquet de Paris. Des magistrats de permanence y coordonnent les affaires dont leur rendent compte des officiers de police judiciaire (OPJ) de tous les services de la capitale. Le jargon de flic des vieux polars y est donc de coutume, de même que l’alphabet radio. Au passage, de mauvaises langues feraient remarquer que les locaux ne se trouvent pas à proprement parler dans le « nouveau » tribunal de Paris, mais dans le « bastion » voisin, siège de la PJ parisienne : c’est pour être plus proche du dépôt. Dans l’open space de la permanence générale transite l’essentiel des infractions délictuelles faisant l’objet d’une enquête de flagrance (et accessoirement d’une garde à vue). Elles ont en principe vocation à se retrouver aux comparutions immédiates, devant la 23e chambre correctionnelle ou une chambre de délestage. On y croise donc à peu près tout ce qui n’est pas criminel (du ressort de la « perm’ crim’ »), n’est pas en enquête préliminaire (section P20), ne vise pas un mineur (section P4) et ne relève pas d’une section spécialisée (par exemple, la C1 pour ce qui est « terro »). Les premières (re)qualifications se font à chaud, au gré des échanges téléphoniques, puis un examen plus poussé en « salle de qualif’ » permet d’aboutir à un chef de prévention… qui reste toutefois en suspens jusqu’aux derniers délibérés, régulièrement rendus au cœur de la nuit.

Acte I. À la permanence générale

Dans cette première phase, les magistrats prenaient jusqu’à peu des notes sur des feuilles volantes, dont on se demandait parfois quelles traces elles pouvaient laisser dans les procédures avant de finir en boule à la corbeille. Désormais, sauf bien sûr quand l’informatique tombe en rade, tout se fait sur ordinateur, casque sans fil rivé aux oreilles. Mais toujours à un rythme fou : au bout de quelques minutes seulement s’esquisse un curieux patchwork de roulotteurs, dealers de crack, arracheurs de portables et paumés en tout genre…

Par exemple, la nuit dernière, dans le XIIIe arrondissement, la BAC de nuit a monté un « dispo » devant un foyer et repéré, vers minuit, le ballet de plusieurs individus dans une ruelle sombre. Plusieurs d’entre eux se sont fait la malle, mais deux ont été interpellés, séparément. Le cas du premier ne fait pas un pli : on a trouvé sur lui deux plaquettes de résine (de 100 g chacune). Le second est considéré comme un rabatteur, même s’il ne semble pas pour l’heure avoir fait grand-chose d’autre que revendre deux ou trois clopes. La proc’ est pour le moins dubitative : « c’est léger tout ça et je ne vous sens pas méga emballé par cette procédure… ». L’interlocuteur, qui prend son service et n’en sait guère plus, le concède aisément : « c’est sûr qu’on a vu mieux, ça va être dur de l’accrocher ». La magistrate donne son accord pour une « perquise », mais le gardé à vue n’a pas de clé sur lui : « on pourrait casser… », tente l’OPJ. Mais elle calme tout net ses ardeurs : « alors non, on va éviter d’y aller comme des bourrins et de buter la porte, parce qu’après on m’envoie des courriers, et c’est pénible ». Sage décision, car au fil de la journée, il apparaît de plus en plus clairement que le vendeur de cigarettes n’a rien à voir dans l’histoire : il aurait juste pris contact avec les autres pour faire de la monnaie. Classement sans suite. Le mis en cause, qui ne l’est donc plus vraiment, fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF), avec placement en centre de rétention administrative (CRA) : il n’est donc pas au bout de ses peines. Mais la porte est intacte.

Coup de fil du XIe : un hurluberlu, auquel il restait fort peu de sang dans l’alcool, aurait tenté à l’aube d’incendier deux motos, puis plusieurs poubelles, des faits qu’il nie sans relâche depuis son interpellation. Il y a un témoin direct (dûment auditionné) pour l’une seulement des motos, mais deux passants ont dans leurs smartphones des vidéos du mauvais pyromane se rabattant sur des containers verts en attente de ramassage. Pas de constatations au dossier puisque ces derniers n’ont jamais été retrouvés, malgré une enquête de voisinage auprès des gardiens d’immeubles du coin. Pour la qualification, le service interpellateur est parti sur des destructions par incendie, mais rien ne semble avoir été ne serait-ce que dégradé : ce sont donc de simples tentatives, avec des commencements d’exécution, mais ayant manqué leur effet en raison de circonstances indépendantes de la volonté de leur auteur (C. pén., art. 121-5). Cela ne change rien aux peines encourues (C. pén., art. 322-11) mais a l’éminent mérite de tenir la route. En pratique, la proc’ retient pour les motos une tentative de dégradation ou détérioration du bien d’autrui par un moyen dangereux pour les personnes (dix ans et 150 000 €, C. pén., art. 322-6). S’agissant des poubelles de la ville de Paris, en raison de l’absence de risque d’explosion (et sans doute aussi pour varier les plaisirs), la notion de danger s’efface derrière une circonstance (car les deux sont incompatibles) : ce sont des biens destinés à l’utilité ou à la décoration publique et appartenant à une personne publique ou chargée d’une mission de service public (cinq ans et 75 000 €, C. pén., art. 322-3). À la demande de la magistrate, on présente les vidéos au mis en cause, qui se reconnaît dessus mais maintient ne se souvenir de rien, puis les cinéastes amateurs sont entendus… ou presque (l’un par téléphone, l’autre par e-mail). De l’audience du lendemain, il ressortira que le prévenu a été interpellé, tout juste dix jours auparavant, dans le même quartier et pour les mêmes faits, puis placé sous contrôle judiciaire (CJ) dans l’attente de son jugement. L’expertise psy ne fera état d’aucune abolition ou altération du discernement et le roi du barbecue écopera de dix mois, dont cinq de sursis avec mise à l’épreuve (SME), mais aussi d’une interdiction de paraître dans le XIe ou dans un débit de boissons.

Nouvel appel entrant, nouvelle affaire : un refus d’obtempérer avec mise en danger (cinq ans et 75 000 € encourus). La proc’ demande une exploitation de la « PZVP » (le réseau de vidéoprotection parisien), ainsi que le procès-verbal qui va avec. On y voit effectivement le mis en cause circuler quelques instants à contresens, puis griller un feu. Mais les autres infractions ne sont pas visibles, pas plus que le refus d’obtempérer originel. Quant aux images de la course-poursuite, à vélo (!) puis en voiture, elles sont parcellaires. « Sur la mise en danger, je ne suis pas convaincue… », lance la proc’. Mais elle la retient tout de même, puisqu’un moto-taxi, chargé d’un touriste étranger, semble avoir fait une brève embardée. Elle décide d’orienter l’affaire vers une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), équivalent franchouillard du plaider-coupable des séries américaines, ordonnant au passage l’immobilisation du véhicule. Comme les articles du code n’ont pas droit de cité dans ces murs, elle se met en quête du code NATINF (pour « nature d’infraction », ici 25124), puis dicte la motivation de la circonstance aggravante : « […] en l’espèce, notamment en circulant à contresens de la circulation, en roulant à vive allure, en grillant un feu rouge et en obligeant les autres automobilistes à s’écarter au passage du véhicule du mis en cause ». Et de conclure : « je vous passe le greffe pour la convoc’ CRPC, dites-lui bien qu’il faut un avocat, sinon ça ne marchera pas. Vous pouvez lever la garde à vue ».

Outre la CRPC, le parquet a plusieurs choix en termes d’orientation pénale, notamment avec les convocations à date ultérieure : par OPJ (COPJ), ou par procès-verbal (CPV), avec si besoin un contrôle judiciaire dans l’intervalle (CPVCJ). Mais à ce stade, les substituts peuvent aussi opter pour une ordonnance pénale (OP), décision non contradictoire (mais contre laquelle il est bien sûr possible de former opposition). C’est le cas pour cette conduite en état alcoolique (et après probable usage de stups) qui, comble de malchance, s’est soldée par un encastrement dans une voiture de police banalisée venant de droite. Dans l’après-midi, les résultats tombent : pas de trace de stups, la consommation (de cocaïne) est à l’évidence ancienne et donc sans influence, d’autant que des médicaments dûment prescrits peuvent aussi avoir interféré dans le premier dépistage. Uniquement de l’alcool, un casier néant : la proc’ jette un œil à son sous-main plastifié, qui comporte des barèmes indicatifs en fonction des taux d’alcoolémie. Et se tourne effectivement vers une OP : 200 € d’amende et deux mois de suspension de permis (NATINF 1247). L’assurance ne jouera pas, mais c’est une autre histoire…

Vient le tour d’un OPJ du cossu VIIe arrondissement. Sur la ligne 12, au cours d’une opération de surveillance, des policiers ont repéré il y a quelques minutes un individu « prenant régulièrement attache » avec d’autres, notamment une femme, qui lui a remis discrètement une somme d’argent. Les deux sont interpellés. David, 24 ans, n’a pas le temps d’avaler « neuf petits objets thermosoudés », renfermant 2,8 grammes de crack. La femme tient dans la main une dose à moitié déballée, qu’elle affirme avoir trouvée par terre. Dans l’après-midi, nouveau point. Les policiers viennent d’entendre leurs collègues en audition mais sans confrontation, pour ne pas les « détroncher ». David reconnaît alors vendre depuis un an, pour financer sa consommation. La proc’ part sur des faits de trafic, surnommés « la totale » (acquisition, détention, transport, offre ou cession et enfin usage), en retenant une période de prévention d’un an (et la récidive légale). À l’audience, David expliquera dégoter régulièrement treize galettes à la douzaine sur la « colline » de la Porte de la Chapelle, en garder trois pour lui et revendre les autres, 14 € pièce. En reprenant une dernière fois le dossier, la procureure réalisera soudainement qu’au beau milieu de sa période de prévention (les douze mois où il a reconnu vendre), il a en fait été condamné définitivement pour les mêmes faits. Pas mécontent de plaider un non bis in idem (« ce n’est tout de même pas tous les jours »), l’avocat obtiendra ainsi une relaxe partielle (plus exactement une extinction de l’action publique, pour cause d’autorité de la chose jugée) sur une grosse moitié de l’année en question. Il aura donc la moitié de la peine requise : six mois ferme (plus huit mois de révocation de sursis), avec mandat de dépôt.

Nouveau coup de fil, cette fois pour port d’arme prohibé (PAP) et menaces de mort sur des personnes chargées d’une mission de service public. Une qualité qui pourrait effectivement faire passer la peine encourue de trois ans et 45 000 € (C. pén., art. 222-17, al. 2) à cinq ans et 75 000 € (art. 433-3, al. 4). En l’espèce, des agents de sécurité, visiblement plus ou moins rattachés (mais on ne sait trop de quelle manière à ce stade) à la mairie de Paris, ont voulu déloger un SDF de la pelouse d’un square en entrant subitement dans sa tente. Affolé, furieux ou ivre mort, ou bien les trois à la fois, l’occupant a bondi et mimé un égorgement avec son pouce. Son français est sommaire mais il a pu donner dans les grandes lignes sa version : il aurait en fait simplement mis en garde les empêcheurs de camper en rond, sur le mode « vous ne devriez pas faire ça, un jour vous pourriez tomber sur un nerveux qui vous fasse du mal ». Pourquoi pas. Concrètement, c’est surtout le statut des destinataires des menaces qui pose question : rien dans le dossier ne semble indiquer que, dans la précipitation, cette hypothétique qualité fut apparente ou connue de l’auteur (art. 433-3, al. 2). Or les dispositions protégeant le commun des mortels imposent une matérialisation ou une réitération, absentes ici. « Pas de caractère réitéré, pas de menaces », tranche la proc’. Et de décider d’un « classement 11 » (pour « absence d’infraction »), avec effacement du fichier de traitement des antécédents judiciaires (TAJ). Quant au PAP, c’est un couteau de poche qui, de toute évidence, sert essentiellement à son propriétaire à maltraiter du pain : ce sera un « classement 56 » (soit un simple « rappel à la loi par OPJ »), mais « l’arme » devra être détruite.

D’autres classements sont possibles, comme le « classement 21 » (« infraction insuffisamment caractérisée »), avec le plus souvent un maintien de la mention au TAJ : ce fut le cas notamment pour une histoire pas claire de conduite malgré invalidation du permis. Ou encore le « classement 11 » (« absence d’infraction »), comme pour un fort baroque recel d’escroquerie en bande organisée, les mis en cause s’avérant finalement d’une parfaite bonne foi. Celui qui revient le plus reste sans doute le « classement 36 » (pour « irrégularité procédurale »). Notamment lorsque le mis en cause est interpellé en état d’ivresse : sa garde à vue et les droits qui vont avec ne peuvent lui être notifiés sur le champ (c’est une « circonstance insurmontable », pour la Cour de cassation). Mais, dans l’intervalle, au cours du dégrisement, les policiers doivent procéder à intervalles réguliers (toutes les deux heures environ) à de nouveaux souffles à l’éthylomètre, jusqu’à ce que le taux retombe… ce qu’ils omettent parfois de faire, surtout la nuit : près de huit heures s’étaient par exemple écoulées dans un cas. La proc’ est de plus en plus exaspérée à mesure que la journée avance, lançant régulièrement : « faites remonter, parce que ça arrive de plus en plus, et on pète pas mal de procédures comme ça ! ».

Outre la durée des gardes à vue, que le parquet surveille naturellement comme le lait sur le feu (quitte à ordonner quand c’est possible leur prolongation, ou PGAV), il existe aussi un délai pour présenter le mis en cause à un magistrat du siège, après la levée de la garde à vue. Cette présentation doit théoriquement intervenir « le jour même » (C. pr. pén., art. 803-2) et ne saurait en tout état de cause dépasser vingt heures (art. 803-3). C’est d’ailleurs en raison de cette épée de Damoclès que les présidents de chambre de comparution immédiate intercalent souvent des dossiers dans lesquels l’occupant du box ne fait guère que décliner sommairement son identité avant de retourner au dépôt : cela interrompt le délai. Lorsque ce dernier « pète », c’est spectaculaire. Comme dans ce dossier de stups originellement traité par la section C2 (criminalité organisée) : la P12 pensait que la garde à vue avait duré soixante-douze heures, alors qu’elle n’avait pas dépassé quarante-huit. La mort dans l’âme, la proc’ a dû remplir puis tamponner un sésame rose grand comme une demi-feuille A4 : un réquisitoire de mise en liberté immédiate.

Acte II. Dans la salle de qualification

Les faits qui sont passés sous les fourches caudines lors de cette première étape se retrouvent ensuite (souvent le lendemain matin) en salle de qualification. Ils sont alors dispatchés entre les (au moins) deux substituts qui auront la charge de requérir l’après-midi même aux comparutions immédiates, assistés dans cette tâche par des stagiaires ou auditeurs de justice. L’occasion idéale de se repaître du style délicieusement suranné et grandiloquent des procès verbaux, peuplés de policiers « en tenue bourgeoise », qui « se transportent sans désemparer » pour voir untel « contempler avec soin » une somme d’argent puis s’en aller « pédestrement ». On ne s’en lassera jamais. Selon la nature de l’infraction (routière, sexuelle, violences, stups, etc.), les magistrats piochent des fiches préimprimées : ils n’ont qu’à indiquer quelques informations sommaires, puis à cocher ou renseigner les éventuelles circonstances ou premiers termes de récidive. Et enfin, à indiquer un « calibrage » prévisionnel : vingt, quarante ou soixante0 minutes. Ces documents standardisés permettent au greffe de préparer non seulement les procès-verbaux de comparution immédiate (PV-CI) lus au cours des défèrements, mais aussi les préventions qui se retrouvent ensuite inscrites au rôle. Une autre tâche essentielle en salle de qualification consiste à reconstituer précisément le passif judiciaire des mis en cause. Pour ce faire, outre le classique casier judiciaire national, il y a la base Cassiopée (ou « KSP »), à jour des affaires récentes (et même en cours). Mais aussi et surtout l’identité judiciaire (IJ), qui repose sur les empreintes digitales et permet de retrouver des faits commis sous alias. On verra plus loin que cela peut tout changer pour les prévenus.

Mais au préalable, les substituts doivent se (re)plonger dans les dossiers. Une opération qui, pour les cas les plus limpides, prend à peine trois minutes : le temps de repérer les pièces principales, comme les auditions des mis en cause, victimes et témoins : « c’est vrai qu’on met parfois plus de temps à coller les post-its qu’à lire les dossiers », confiera ainsi une sub’. En revanche, c’est une autre paire de manches lorsque le magistrat hérite d’une affaire suivie par un collègue, parfois même d’une autre section (P20, C2, etc.). Même avec un ou plusieurs procès-verbaux de synthèse, récapitulant les dossiers complexes, il faut parfois s’accrocher pour comprendre. Comme pour cette affaire de vol avec violences, puis de violences volontaires, commis tous deux en réunion à quelques secondes d’intervalle. Sur un quai de RER, soit dans un lieu destiné à l’accès à un moyen de transport collectif de voyageurs (ce qui est une circonstance pour chacune des deux infractions), un groupe (deux majeurs, deux mineurs) s’en prend à un vendeur à la sauvette. L’un des mineurs explique avoir acheté à ce dernier, quelques jours auparavant, des écouteurs qui ne fonctionnaient pas : il nie par conséquent le vol puisque, faisant une lecture particulièrement extensive de l’action en garantie de conformité, il considère que la paire dérobée ce jour-là en remplacement de la première était de facto à lui. Au cours de ces tractations commerciales tendues, des coups sont assénés, notamment avec une perche à selfie (une dent en moins pour la victime). Dans un second temps, un policier qui se trouvait dans la rame tente d’intervenir mais est violenté à son tour. Il était en civil et n’a pas décliné sa qualité (« pour ne pas entrer dans une spirale de violence, d’autant que j’avais mon arme de service sur moi ») : ce n’est donc pas une circonstance de plus pour les violences volontaires. À ce stade, ce qui inquiète surtout les enquêteurs, c’est que le mineur meneur, passé entre-temps par la section P4, y a écopé d’un rappel à la loi (qui est une forme d’abandon des poursuites), alors que c’est (évidemment) lui que les majeurs ont chargé. Mais la proc’ les rassure : cela n’a pas d’incidence sur la réunion. En revanche, on ne voit qu’une masse informe sur les captures vidéos, et les procès verbaux ne permettent pas de cerner qui a fait quoi : ils sont émaillés de « l’un d’entre eux », de « pendant qu’un autre » et de « c’est un troisième qui ». Sans compter que les versions inconciliables ne sont pas mises à plat dans la confrontation qui clôt le dossier. La magistrate passe vingt-cinq bonnes minutes à faire des schémas, à ajouter des flèches, puis des couleurs. Mais elle jette finalement l’éponge : « franchement, vu la tronche du dossier, je serais leur avocat, je leur dirais de continuer à nier ». À l’audience, l’auxiliaire de justice sera arrivé à la même conclusion : on ne saura donc jamais qui a porté quels coups. Au passage, il ressortira des débats que, les blessures du vendeur à la sauvette n’étant pas consolidées au jour de l’audience, l’incapacité temporaire de travail (ITT) dépassera nécessairement huit jours. Il sera trop tard pour requalifier, mais cela n’aura pas d’incidence sur la peine encourue (dix ans et 150 000 € dans toutes les configurations possibles). Les deux majeurs écoperont finalement de six et huit mois de sursis avec mise à l’épreuve (SME).

Autre affaire, passée la veille par la permanence générale. Dans le IXe arrondissement, des passants ont vu un jeune homme fracasser la porte vitrée d’un magasin. Le temps que les policiers arrivent, il en était ressorti, visiblement sans butin. Les témoins ont alors donné une description sommaire (un bombers et des cheveux décolorés), qui a justifié l’interpellation dans une rue adjacente d’Akram, qu’aucun témoin n’a formellement reconnu sur planche photo. La victime ne constatant aucun vol, la proc’ était originellement partie sur une tentative de vol (du fond de caisse, selon toute vraisemblance). Mais l’exploitation des bandes de vidéosurveillance a permis d’en savoir plus : après être entré, nettement alcoolisé, l’auteur a traversé les boutiques avec la fameuse « démarche chaloupée » que les enquêteurs mettent à toutes les sauces. Après s’être affairé un temps du côté de la caisse (mais hors du champ des caméras), il est resté planté quelques instants en plein milieu de la boutique, avant de ressortir en prenant au passage une bouteille d’eau. Ce n’est donc plus une tentative, mais bien un vol avec effraction (C. pén., art. 311-5, 3*), même s’il porte sur une dérisoire « bouteille d’eau en plastique de marque Evian de cinquante centilitres ». Non moins dérisoires, plusieurs photos de ladite bouteille sont d’ailleurs soigneusement cotées au dossier. À l’audience, Akram, qui confie hésiter entre « devenir trader et top model », ne nie pas les faits à proprement parler : il indique simplement ne se souvenir de rien et ne pas être tout à fait certain de se reconnaître sur les captures d’écran de la vidéo : « je ne suis pas le seul à avoir le même style ». Son avocat disserte assez longuement sur le bombers, qui plus clair que le sweat-shirt sur les vidéos alors qu’il paraît au contraire plus foncé dans le box : à vrai dire, sa texture fait qu’il change légèrement de couleur selon l’éclairage. Suspension. Relaxe au bénéfice du doute.

Toujours dans la salle de qualification, la sub’ embraye sur un dossier de vol, commis gare du Nord, donc une nouvelle fois dans un lieu d’accès à un moyen de transport collectif de voyageurs, et là encore en réunion. Menouer, 27 ans, aurait fait diversion pendant qu’un mineur volait un sac à dos, en demandant son chemin aux deux seules personnes qui auraient pu être témoins des faits et prévenir la victime. Seulement, le mineur, qui a comparu entre-temps, a déclaré : « c’est moi qui ai pris le sac, il ne voulait pas que je vole la femme ». La proc’ n’est pas franchement emballée. À l’audience, Menouer campe sur ses positions : « je lui ai dit de pas voler mais j’ai rien pu faire, je vais pas courir derrière un gamin ! ». Personne n’ayant vraiment été entendu, tout repose sur le procès-verbal d’interpellation (lequel a valeur de simple renseignement). Et il est on ne peut plus vague : on croit même comprendre au détour d’une phrase que les témoins potentiels tournaient en fait le dos à la scène. Pendant les questions de la présidente, la proc’ murmure « on va tout droit vers la relaxe… ». Elle requiert tout de même comme si de rien n’était, précisant que, « lorsqu’il y a un groupe, il suffit qu’un seul permette la commission d’un vol pour que la réunion soit caractérisée » et demandant quatre mois ferme avec mandat de dépôt. Ce à quoi l’avocat de la défense rétorque qu’il a « beaucoup de respect pour l’intuition des policiers, mais [que] ce n’est pas un mode de preuve admissible ». Relaxe.

Acte III. À l’audience

La qualification est d’autant plus importante qu’elle donne le cadre des débats. Comme dans l’affaire de Mohammed. Tapi dans un coin du box, sans doute pas loin de soixante-dix ans, il est sourd comme un pot : le président doit se coller au micro et hurler dedans pour obtenir mieux qu’un regard perdu. Le dossier, pas simple, a été requalifié (en l’occurrence disqualifié) à plusieurs reprises par la section P20, avant d’échoir à la P12. Pour poser le décor, il faut remonter au soir du second tour de l’élection présidentielle de 2017. Dans un bistrot, Mohammed entame une discussion avec un homme plus jeune, qui lui offre un verre : « quand je suis un peu éméché, je suis sociable ». Auditionné, le barman se remémore on ne sait comment un vague flirt entre les deux hommes, qui continuent la soirée au domicile de la victime. Cette dernière n’a ensuite que de vagues bribes de souvenirs, incluant des relations sexuelles, mais constate surtout le lendemain qu’elle n’a plus ni blouson, ni carte bancaire, ni argent liquide, ni téléphone mobile. L’interpellation, de nombreux mois plus tard, est motivée par une plainte pour viol mais la procédure est correctionnalisée en agression sexuelle, avant l’abandon pur et simple des poursuites sur ce plan : trop de doutes quant au non-consentement. Pourtant, toute l’enquête (de la 2e DPJ), et plus largement toute l’accusation, tient sur ce contexte de mœurs, totalement étranger à la prévention finalement retenue : vol dans un local d’habitation ou un lieu d’entrepôt (en récidive légale). Le prévenu assure que « c’est lui qui m’a cherché et qui m’a bourré la gueule ». Sur l’éventuelle intrusion au domicile, « c’est lui qui m’a invité à boire un verre ». Avant, toujours selon Mohammed, de lui remettre volontairement son blouson et 30 € et qu’ils ne se quittent bons amis. La version se tient à peu près : le dossier va lentement mais sûrement dans le mur. Le point intéressant, c’est le casier de Mohammed, condamné à plusieurs reprises pour avoir administré à leur insu des substances nuisibles (en l’espèce, de la benzodiazépine) à de jeunes hommes, avant d’avoir avec eux des relations sexuelles inégalement consenties, et de leur subtiliser divers objets. La proc’ se démène pour angler mine de rien ses questions là-dessus. L’avocat de la partie civile, en roue libre, lui emboîte le pas, et se lance dans une partie de pêche au filet dérivant : « pourquoi aviez-vous de la benzodiazépine sur vous ce soir-là ? » Son confrère de la défense explose : « comment vous pouvez le savoir ? Il a été interpellé deux ans après ! » Inlassablement, il rappelle que ces affaires n’ont pas le moindre lien avec celle du jour. Et il souffle bruyamment lorsque, sur la personnalité du prévenu, le président évoque son hypersexualité, ressortant d’une expertise. On tourne décidément en rond, bien loin de la soustraction frauduleuse d’une somme d’argent… qui reste d’ailleurs indéterminée. Pour sauver les meubles, la proc’ tente une dernière requalification à la baisse dans ses réquisitions : elle abandonne la circonstance, revenant donc à un vol simple. Peine perdue : considérant que les faits ne sont pas établis, le tribunal prononce la relaxe.

Il va de soi que toutes ces relaxes tiennent au prisme que nous avons choisi, celui de la qualification, et qu’elles ne sont pas représentatives du taux de la 23e (bien inférieur à 10 % des affaires que nous suivies de bout en bout). Faïza, par exemple, n’aura pas cette chance. Elle est poursuivie pour plusieurs vols dans le métro, mais aussi pour avoir refusé à plusieurs reprises de donner ses empreintes (ou de « palucher »). Une infraction autonome punie d’un an et 15 000 € (C. pr. pén., art. 55-1) et qui entraîne quasi systématiquement un renvoi avec maintien en détention. Juste avant le défèrement, à son arrivée au dépôt, coup de théâtre : la jeune fille accepte finalement d’être « signalisée » (tout en restant poursuivie de ce chef). Dans la salle de qualification, la proc’ a donc tout loisir de reconstituer son itinéraire judiciaire en amont de l’audience. De l’IJ ressort ainsi une longue liste de condamnations et d’affaires en cours, toutes pour des vols dans les transports en commun. Certaines étaient jusqu’alors attribuées à des identités imaginaires, qu’elle avait déclinées afin de se faire passer pour mineure : on comprend mieux ses réticences. L’après-midi, le problème majeur de Faïza est donc qu’elle doit répondre des condamnations de ces alias : ainsi en a décidé la section A2 (exécution des peines). Plusieurs décisions rendues en son absence (et pour cause) sont en effet réputées contradictoires et assorties de mandats d’arrêt. Les cinq mois de SME dont elle écope aujourd’hui sont donc une goutte d’eau dans l’océan pour cette fille paumée de tout juste 20 ans. Submergée par un torrent de larmes, comme sa mère assise dans la salle, Faïza écoute la litanie de peines ramenées à exécution et dont elle n’avait jusqu’ici même pas connaissance : elle qui pensait comparaître pour trois portables part a priori pour au moins vingt-deux mois ferme…