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Les débuts difficiles des pôles sociaux

Le pôle social est un nouveau service entré en vigueur le 1er janvier 2019. Il regroupe au sein des tribunaux de grande instance l’ensemble du contentieux de la protection sociale. Reportage à Créteil. 

par Thomas Coustetle 3 juin 2019

Au sixième étage du tribunal de grande instance (TGI) de Créteil, la réforme passerait presque inaperçue. Toujours la même moquette. Les bureaux n’ont pas changé. Même le panneau d’accueil à l’entrée du couloir n’a pas été modifié. Pourtant siège ici une nouvelle juridiction, baptisée « pôle social », depuis le 1er janvier 2019. C’est la loi de modernisation de la justice de 2016 qui l’a adoptée, en même temps que le service d’accueil unique du justiciable (v. Dalloz actualité, 29 nov. 2018, art. T. Coustet isset(node/193343) ? node/193343 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>193343). Depuis l’entrée en vigueur, la France compte 116 pôles sociaux, tous situés au sein de TGI spécialement désignés sur tout le territoire.

Sur le papier, la nouvelle formule paraît plus simple. Le justiciable saisit le TGI de son domicile. Il n’est plus balloté dans les méandres du tribunal aux affaires de la sécurité sociale (TASS) ou du tribunal du contentieux de l’incapacité (TCI), voire de la commission départementale d’aide sociale (CDAS). Le contentieux est concentré sur un seul site. La procédure est mieux fléchée.

Surtout que chaque juridiction avait, bien évidemment, ses subtilités. Le TASS statuait sur la prise en charge des maladies professionnelles et des accidents du travail, des pensions de retraite aux affiliations. Il était aussi saisi des demandes en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur. Les TCI examinaient les recours en matière d’accident du travail, des allocations aux adultes handicapés (AAH), des invalidités et des maladies professionnelles. Quant au CDAS, il était compétent pour connaître du contentieux résiduel de l’aide sociale.

D’ailleurs, le principe de la réforme était salué jusque dans les rangs de l’Union syndicale des magistrats (USM), majoritaire chez les juges. « La réforme constituera une plus-value incontestable pour les justiciables », estimait alors Carole Mauduit, présidente de l’ancien TASS de Haute-Garonne devant ses collègues de l’USM, en 2017.

Pourtant, sa mise en œuvre se fait dans l’inquiétude, tant les difficultés s’accumulent. Créteil n’est pas en reste. À commencer par le manque d’effectifs. Les anciens TASS ou TCI se composaient d’agents issus des caisses d’assurance maladie, voire d’autres ministères, comme celui de la direction des sports de la cohésion sociale (DRJSCS) ou celui des solidarités et de la santé. Un régime hybride qui faisait que l’agent était en fait « mis à disposition » en juridiction par son ministère d’origine. Avec la réforme, leur employeur leur a laissé le choix entre revenir dans le ministère d’origine ou rester en juridiction. Sauf qu’ils devaient prendre une décision avant la mise en place du pôle social. Et beaucoup sont partis.

« Pas moins de quinze personnes différentes en huit mois »

Le TASS de Créteil comptait en tout six agents titulaires, plus un à deux agents contractuels en fonction des périodes, sans compter les magistrats. Le service tournait avec un peu plus de sept équivalents temps plein.

Le pôle social doit faire désormais avec un effectif de cinq agents, comprenant un agent issu des caisses, deux adjoints administratifs reconvertis, deux greffiers sortis d’école en avril 2019. « On navigue à vue. La situation ne facilite pas la reprise des dossiers sur la nouvelle application “WINCI”, pas plus qu’elle ne permet la transmission des réflexes techniques inhérents à ce contentieux complexe », s’inquiète Joël Espel. Sans compter sur le turnover incessant. « Pas moins de quinze personnes différentes en huit mois », révèle-t-il.

« Le constat des magistrats en charge des nouveaux pôles sociaux est extrêmement amer », déplore également Christine Khaznadar, conseillère cour d’appel de Toulouse et chargée de mission sur les pôles sociaux pour l’USM. En 2017, la conférence des premiers présidents avait alerté la Chancellerie, insiste-t-elle. Elle lui a demandé de repousser la réforme de plusieurs mois. Le 28 novembre dernier, l’USM a suivi la conférence et réclamé un report au mois de septembre prochain.

La Chancellerie avait prévu 541 recrutements d’agents à temps plein issus du ministère de la santé par mise à disposition ou transfert d’emplois budgétaires. Or cet effectif est insuffisant si on regarde de plus près : avec les absences régulières, ce chiffre descend à 337. « On est loin des 541 équivalents temps plein promis », souligne Christine Khaznadar.

« On s’attend à un flux annuel entre 1 800 et 2 000 dossiers »

Dans ce contexte, l’examen des dossiers prend du retard. Mais pas le stock, qui grossit un peu plus chaque mois. En décembre 2018, le stock était de 1 800 à Créteil. Il est passé à 2 000 en janvier, pour atteindre 2 492 en mai 2019. « Cela fera 2 800 en septembre », redoute Joël Espel. Tout ça avec un flux annuel (nombre de dossiers entrants) en constante progression. À l’époque du TASS, c’était globalement 1 400 affaires nouvelles par an avec des variations pouvant atteindre 1 600 dossiers. En cumulant avec le TCI et le CDAS, « on s’attend à un flux annuel entre 1 800 et 2 000 dossiers », évalue-t-il.

Surtout qu’à Créteil, le pôle social comprend également le départage prud’homal. Un regroupement souhaité par le président du tribunal de grande instance lui-même, Stéphane Noël, dans une logique de traitement du contentieux social au sens large.

Disparition du principe de gratuité

En plus du reste, le service doit composer avec d’autres couacs, comme la disparition du principe de gratuité pour certaines expertises techniques. L’expertise médicale est obligatoire dans certains dossiers très techniques, pour qualifier une incapacité permanente partielle (IPP) ou en déterminer le taux, par exemple. Même chose en matière d’inaptitude ou d’invalidité.

Depuis le mois de janvier, il est prévu que son coût doit être supporté par le demandeur. Une situation devenue tellement ubuesque que la future loi santé prévoit de revenir à la gratuité. À l’heure de la simplification des procédures voulue par la Chancellerie, l’ironie de la situation ferait presque faire sourire si elle n’exposait pas à un surcoût significatif pour le justiciable qui avait engagé son recours sous le régime de la gratuité. Joël Espel se verrait mal faire payer une expertise qui va redevenir gratuite dans quelques mois. « Le coût d’une expertise est loin d’être indolore pour le justiciable », reconnaît-il.

Même chose du côté des caisses, qui n’ont pas toutes intégré le changement de régime dans leur matrice. Certaines continuent d’indiquer l’ancienne juridiction, le TCI ou le TASS, dans leur lettre type de rejet. Ce qui revient à ne pas saisir le pôle social de Créteil. « C’est un motif d’irrecevabilité », observe Philippe Mallard, juge départiteur et vice-président du tribunal.

On comprend mieux à quoi correspond la pile de dossiers sur le bureau du magistrat. Depuis le début de l’année, cela fait donc… six mois que le tribunal déclare irrecevables tous ces recours à cause d’un problème de trame. « On a pourtant invité les caisses à revoir leur formulaire », insiste le magistrat, résigné. En soi, ce n’est pas dramatique. Ce type de rejet étant imputable à la caisse, le délai de recours ne court pas. Aucun risque d’être forclos. N’empêche. C’est une des difficultés que le service doit gérer au quotidien. Pas simple, surtout en assurant en parallèle l’audiencement.

Joël Espel estime qu’il faudra au pôle social attendre dix ou quinze ans avant d’atteindre sa vitesse de croisière. Surtout si les audiences des prud’hommes rejoignent, à terme, le service. D’ici là, gageons que de l’eau aura coulé sous les ponts. 

L’audience du 22 mai 2019

Il faut descendre au cinquième étage pour assister aux audiences. C’est dans une petite salle que Joël Espel va entendre les dossiers qu’il a lui-même placés « en circuit long ». Une formule qui désigne le canal par lequel est examiné le contentieux « complexe ». Dans le cas contraire, les recours sont affectés au « circuit court », avec des délais de procédure plus rapprochés.

La physionomie du tribunal n’a pas changé avec le pôle social. Elle est restée une juridiction échevinale, c’est-à-dire composée d’un magistrat professionnel assisté de deux assesseurs, tous deux élus par les organisations professionnelles de salariés et d’employeurs.

Le premier dossier concerne un réfugié politique afghan qui s’est gravement mutilé lors du maniement d’une charge en béton en 2008. Il travaillait à l’époque comme « ouvrier qualifié », précise son avocate qui vante un parcours particulièrement méritant : « il parlait à peine français quand il est arrivé en France en 2005. Trois ans plus tard, il signe un CDI d’aide étancheur », plaide-t-elle.

Depuis l’accident, la victime souffre de « grosses séquelles » sur le plan moteur. Son accident a été reconnu comme accident du travail. Le débat n’est pas là. Il vient réclamer « la liquidation de son préjudice ». C’est-à-dire une indemnisation complémentaire à celle déjà versée par la caisse d’assurance maladie. Il réclame la réparation d’un préjudice sexuel, l’assistance d’une tierce personne et les frais d’un véhicule aménagé. L’employeur conteste. Notamment sur les frais liés au véhicule « qu’il n’a pas encore ». « Vous fournissez des devis trouvés sur internet. Le droit français n’indemnise pas les hypothèses », proteste-t-il. La décision sera connue le 21 juin.

Le tribunal appelle l’affaire suivante. Une femme s’avance. Elle n’a pas pris d’avocat. Ancienne gestionnaire dans une caisse de retraite pendant treize ans, elle fait valoir seule un « accident du travail » survenu en raison de la « brutalité de son licenciement ». La caisse d’assurance maladie a rejeté la qualification. 

La requérante engage des explications. « Je précise que je faisais un travail jugé par tous de qualité », proclame-t-elle. Elle agite un courrier qui, semble-t-il, fait partie des preuves qu’elle verse aux débats. « J’ai participé à la formation des nouveaux entrants. Tout se passe bien jusqu’en mai 2016. J’ai exprimé dans mon évaluation la surcharge de travail. Jusqu’au 2 juin, je n’avais essuyé aucun reproche sur mon travail ». Sa supérieure lui reproche pourtant « son attitude agressive et provocatrice » envers la direction.

Le président tente de comprendre.

— Le tribunal des affaires…, enfin le pôle social, doit se prononcer sur la qualification d’un accident du travail… Vous n’avez rien d’autre comme élément déclenchant ?

— Le courrier de licenciement était en soi extrêmement brutal.

— Oui, mais le tribunal n’est pas compétent pour juger du bien-fondé de votre licenciement.

Le président reprend les éléments du dossier. 

— Vous avez contesté votre licenciement devant le conseil de prud’hommes ?

— Oui.

L’avocat de l’employeur intervient :

— La demanderesse a été déboutée intégralement de ses demandes.

La notification n’a pas encore été faite.

— Allez-vous faire appel ? demande le président.

— J’attends de voir ce que dit le jugement… Je n’ai pas encore été notifiée. Mais là n’est pas la question… 

Le président recentre le débat.

— Pour être un accident du travail, la jurisprudence exige la caractérisation d’un « événement soudain de gravité suffisante pour provoquer une lésion ».

— J’estime que la brutalité du licenciement est en soi un élément d’une gravité suffisante.

Elle sort de son épais dossier le compte rendu du médecin traitant. L’attestation fait état d’un « syndrome réactionnaire dépressif ».

— Oui, mais ce sont des éléments de fait… Le droit n’est pas du fait. L’employeur en l’état est resté dans ses prérogatives. Je ne constate aucun propos inhabituel qui aurait pu conduire à un accident psychologique.

— J’ai perdu treize kilos, coupe la requérante.

— Madame, je comprends que l’annonce de votre licenciement soit une déception, mais il relève du pouvoir de sanction. C’est à la juridiction prud’homale de dire s’il est valable ou non. Et il l’a dit. Si on vous suit, toute personne convoquée peut demander la conversion de son licenciement. Les conditions de travail sont tendues pour tout le monde.

Délibéré au 9 juillet.