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Réforme de la justice des mineurs : récit d’un « Radeau de la Méduse législatif »

Vendredi 23 novembre, l’Assemblée nationale a adopté la réforme de la justice des mineurs par ordonnances mais a échoué à étudier l’ensemble du texte. Récit de séances.

par Pierre Januelle 27 novembre 2018

Les rapports entre un gouvernement et le Parlement se réduisent à deux nécessités : gérer le temps et contenir les états d’âme de la majorité. Car, à l’Assemblée plus encore qu’au Sénat, le temps se rétracte. Plus on avance dans un texte, plus il accélère. Le gouvernement le sait. D’où la tentation de glisser en fin de ses projets de loi les dispositions les plus polémiques.

Sur le projet de loi de réforme de la justice, les débats ont commencé lentement le lundi. Le mardi soir, on discutait longuement de l’article 2. Le mercredi se terminait sur de beaux échanges sur les pensions alimentaires (art. 6). Le jeudi, le président levait à une heure, en indiquant aux députés qu’il ne restait qu’une journée pour étudier tout le pénal, l’organisation judiciaire et la moitié des amendements (840). Dont un invité surprise : la réforme de la justice des mineurs par ordonnances.

« L’objet de cette loi n’est pas de réformer l’ordonnance de 1945 »

Il y a deux semaines en commission, la corapporteure Laetitia Avia assurait que la réforme de la justice des mineurs était un sujet grave, « qui mérite d’être traité à part, de manière raisonnée et mesurée ». La ministre Nicole Belloubet abondait : il « est plus urgent de travailler à la mise en œuvre opérationnelle de l’ordonnance de 1945 » qu’à sa révision. Encore lundi dernier, en conférence de presse, le corapporteur Didier Paris répétait que l’objet de cette loi, suffisamment touffue, n’était pas de réformer l’ordonnance de 1945. Si le groupe majoritaire portait quelques amendements sur la justice des mineurs (v. Dalloz actualité, 19 nov. 2018, art. P. Januel isset(node/193184) ? node/193184 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>193184), on n’irait pas plus loin.

Jusqu’au mercredi, à 16h10 quand, en toute fin de la séance des questions au gouvernement, le député LREM Jean Terlier posait une de ces questions téléphonées qui permettent au gouvernement de mettre en valeur sa politique. Et là, à la surprise générale, plutôt que décliner les apports de sa loi, de rappeler les nombreuses concertations et de marteler qu’aucun lieu de justice ne serait fermé, Nicole Belloubet annonçait le dépôt d’un amendement pour créer un code la justice pénale des mineurs, par ordonnances. En bref, le gouvernement, une fois l’amendement d’habilitation adopté, pouvait réformer la loi à sa guise (v. Dalloz actualité, 20 mars 2018, art. P. Januel isset(node/189757) ? node/189757 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>189757), sa réforme entrant en vigueur sans même attendre le projet de loi de ratification (qui n’est parfois débattu que des années après).

Pour le Parlement, accepter que le gouvernement écrive la loi reste un aveu d’incompétence. Et ce alors que le sujet occupe des missions d’information de l’Assemblée nationale et du Sénat depuis plusieurs mois. Et la délinquance des mineurs est un sujet sensible qui, à droite, a fondé de nombreuses carrières. Le député LR Philippe Gosselin, un vieux routier, se fend immédiatement d’un rappel au règlement : « J’avoue avoir du mal à comprendre la logique consistant à saluer des travaux parlementaires en cours sans en attendre les conclusions pour déposer par voie d’ordonnances un nouveau texte court-circuitant non seulement celles-ci mais aussi les débats parlementaires ». Face aux rappels au règlement qui s’accumulent, la ministre accepte de fixer le débat sur l’amendement au vendredi après-midi.

« Un travail de coproduction législative »

Le vendredi, à 15h, la garde des Sceaux est offensive. L’ordonnance de 1945 « est aujourd’hui peu compréhensible tant pour les familles que pour les mineurs, et elle est même devenue difficilement utilisable par les professionnels du droit ». Mais « cela fait des années que ce travail est annoncé et qu’il ne se passe rien ». Elle promet de ne pas « remettre en cause les principes essentiels de la justice des mineurs » (âge de la majorité pénale, double vocation du juge, prééminence des mesures éducatives). Et pour que le Parlement puisse travailler sur la ratification, les ordonnances n’entreront en vigueur qu’un an après leur adoption. Enfin, elle promet que la rédaction fera l’objet d’un travail de coopération avec les parlementaires intéressés.

La majorité rame à expliquer son revirement. Cela ressemble trop à un arbitrage de dernière minute du gouvernement pour trouver un créneau et faire passer la réforme, le plus rapidement et avec le moins de dommage politique. Le député LR Antoine Savignat s’est récrié  : « Madame la Ministre, vous n’avez eu de cesse, depuis le début, d’insister sur le fait que ce texte arrivait devant l’Assemblée nationale après de longues concertations, après un long travail avec l’ensemble des professionnels et qu’il était le fruit d’un travail extrêmement méticuleux. Et aujourd’hui vous nous proposez l’inverse ».

Quant à l’idée de la concertation promise, elle est comparée à un « Radeau de la Méduse législatif » : « vous n’acceptez aucun de nos amendements dans l’hémicycle, je ne vois pas comment, dans cette sorte de procédure à l’amiable, nous pourrions influer sur le texte que vous proposez ». L’insoumis, Ugo Bernalicis : « On vient nous proposer aujourd’hui la loi élaborée en mission d’information de coproduction sur une ordonnance ! On croit rêver ! ». « Et vous, collègues de la majorité, êtes-vous si peu parlementaires pour accepter des méthodes pareilles ? »

Les collègues de la majorité ont, en tout cas, mangé leur chapeau. Le corapporteur Didier Paris reprend les éléments de langage de la ministre : « Comment peut-on être opposé à ces objectifs ambitieux, nécessaires, impératifs, pour mieux traiter nos mineurs ? ». Sur la méthode, il se satisfait du fait que les parlementaires soient pleinement associés. Bref, « en dehors peut être de certaines postures, mais que je peux parfaitement comprendre dans la circonstance, aucune raison sérieuse ne nous permet à nous, parlementaires, de nous opposer et à l’objectif et à la méthode ». La justice des mineurs ne peut plus attendre.

La députée LREM Marie Guévenoux en fait même un peu trop : « Vous avez su, Madame la Garde des Sceaux, prendre la mesure du problème auquel nous faisons face et vous avez décidé d’agir vite. Merci ! La méthode que vous nous proposez, en associant les parlementaires, est inédite. C’est une garantie de plus que ce travail de coproduction législative soit au plus près du terrain et qu’il aboutisse ».

Parler de coproduction législative alors que le gouvernement décide de retirer au Parlement le pouvoir d’écrire la loi, c’est assez osé.

Au bout de trois heures, l’amendement est adopté par trente-trois voix contre dix-huit.

« Ça devient la foire à neuneu, ici »

Jean Lassalle reprend la parole. Le député aime s’inscrire pour parler des sujets les plus divers. Le matin, il était intervenu sur l’article élargissant les enquêtes sous pseudonyme pour parler du piratage des cartes à puces par la CIA. Le président Maurice Leroy s’inquiète : l’Assemblée n’a pas prévu de siéger le week-end (avec les gilets jaunes qui veulent assiéger Paris) et il faut encore étudier 697 amendements. « C’est jouable de finir à 4h ou 5h du matin, si chacun y met du sien. » On n’aura pas trois heures à consacrer à tous les sujets.

Lassalle : « Moi, monsieur le président, je ne vous demanderai plus la parole ! Et demain, je vais à la manifestation ! » Soupir de soulagement.

Quand elle voit l’échéance du week-end, l’Assemblée accélère. Chacun doit rentrer en circonscription. Les députés peuvent alors réformer totalement l’échelle des peines en moins de temps qu’il en faut à un avocat pour plaider en comparution immédiate. Mais là, l’Assemblée est rétive.

Le soir, même les députés de la majorité s’y mettent. Astreint au silence, chacun insiste pour défendre son amendement de la semaine. La députée Typhanie Degois veut étendre la nouvelle amende forfaitaire délictuelle à… un certain nombre de contraventions. Outre que le sujet n’est pas de la compétence du législateur, les contraventions sont déjà soumises à amende forfaitaire. Mais cela concerne la maltraitance animale. Sujet très sensible : dix associations et 80 000 pétitionnaires soutiennent l’amendement défectueux.

Le Modem Erwan Balanant : « La patate est chaude ! » La ministre et le rapporteur essaient de mettre un peu de bon sens et appellent au rejet. Mais, de temps en temps, la majorité doit battre son gouvernement. Ne serait-ce que pour rappeler à qui la Constitution a confié le pouvoir de rédaction de la loi. L’amendement est adopté. Philippe Gosselin (LR) est consterné : « D’un côté, on prive le parlement d’un droit d’action avec le recours aux ordonnances, là on légifère dans un domaine réglementaire… Ça devient un peu la foire à neuneu ici, ça commence à m’inquiéter sur le bon déroulement de nos travaux ».

Le député Insoumis Ugo Bernalicis continue sa stratégie de parler de son programme plutôt que d’évoquer le projet de loi. Et il se plaint que les autres députés n’aient pas envie de discuter de l’abrogation de la loi renseignement ou de la suppression des comparutions immédiates, sujets majeurs. À 1h30 du matin, le marcheur Stéphane Mazars finit par exploser : « On peut en effet parler tout le week-end. Mais il y en a marre de ces buzz où l’on jette l’opprobre contre des collègues qui sont là à une heure du matin et qui essaient de construire un texte. Y en a marre de vos amendements copier-coller que vous répétez à l’envie ! »

L’Assemblée n’est pas un lieu pour débattre mais surtout l’endroit où la loi est écrite. À 2h25 du matin, le président Hugues Renson, constatant dépité qu’il n’arrivera jamais à bout avec une Assemblée à cran, lève la séance. Il reste 501 amendements et l’Assemblée va devoir trouver un nouveau créneau pour étudier la fin du texte.