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La forme de l’appel incident à l’épreuve du syllogisme juridique

L’appel incident relevé par un intimé contre un co-intimé défaillant est valablement formé par la signification de conclusions et n’a pas à revêtir la forme d’une assignation.

Condamnée à payer diverses sommes à la suite d’un jugement de mainlevée d’une saisie-attribution qu’elle avait pratiquée, la Caisse national des barreaux français (CNBF) relève appel devant la cour d’appel de Basse-Terre. L’appelante intime la partie contre laquelle elle avait pratiqué la saisie sur compte ainsi que la SCP d’Huissiers qui avait diligenté la saisie et leur signifie ses conclusions le 15 octobre 2019. L’intimé se constitue et forme appel incident par conclusions remises au greffe le 14 novembre 2019 et signifiée à la SCP d’Huissiers, non constituée, le 18 novembre 2019. La cour d’appel juge cependant irrecevables ces dernières conclusions dès lors que les articles 68 et 551 du code de procédure civile prévoient que l’appel incident ou provoqué doit être formé par voie d’assignation. Au visa des articles 909 et 911 du code de procédure civile, la deuxième chambre civile casse et annule l’arrêt en ce qu’il a estimé irrecevable l’appel incident et remet sur ce point l’affaire et les parties devant la même cour autrement composée. La solution est la suivante :

« 5. Selon le premier de ces textes, l’intimé dispose, à peine d’irrecevabilité relevée d’office, d’un délai de trois mois à compter de la notification des conclusions de l’appelant pour former le cas échéant appel incident. Aux termes du second, les conclusions sont signifiées, au plus tard dans le mois suivant l’expiration des délais prévus aux articles 905-2 et 908 à 910 du code de procédure civile, aux parties qui n’ont pas constitué avocat. Cependant, si, entretemps, celles-ci ont constitué avocat avant la signification des conclusions, il est procédé par voie de notification à avocat.6. Il en résulte que l’appel incident formé par un intimé contre un co-intimé défaillant est valablement formé par la signification de conclusions et n’a pas à revêtir la forme d’une assignation.

7. Pour déclarer irrecevable l’appel incident formé par M. [R] contre le chef du jugement l’ayant débouté de sa demande de dommages-intérêts dirigée contre la société [H], l’arrêt retient que les articles 68 et 551 du code de procédure civile prévoient, à peine d’irrecevabilité, que l’appel incident ou provoqué doit être formé par voie d’assignation lorsqu’il est dirigé contre une partie défaillante, que la société [H], partie intimée dans l’acte d’appel principal, a constitué avocat le 9 décembre 2019 et que l’appel incident dirigé contre elle, partie défaillante à l’appel incident, et formé par conclusions remises au greffe le 14 novembre 2019, doit être déclaré irrecevable.

8. En statuant ainsi, alors que la société [H] avait été régulièrement intimée par l’appelant, et que M. [R], qui formait un appel incident contre elle, n’était donc tenu que de lui signifier ses conclusions d’appel incident dans les délais requis et non de l’assigner à comparaître, la cour d’appel a violé les textes susvisés ».

Mouton

Commençons par l’enjeu très pratique de la question posée à la Cour de cassation. Toute solution contraire, dans le sens de celle retenue par la cour d’appel de Basse-Terre, aurait conduit à un flot de déclarations de sinistre tant la pratique révèle que les avocats procèdent le plus souvent, pour dénoncer leurs conclusions à l’intimé non constitué, par voie de signification et non d’assignation. L’enjeu était donc de taille ; le pire étant que le raisonnement de la cour d’appel était exact au regard des textes appliqués. Car si lue rapidement, la solution de la deuxième chambre civile n’étonnera pas, l’évidence de cette première lecture ne provient pas tant des dispositions légales que d’une pratique instaurée depuis des années. Et c’est là que réside le risque : ne plus se poser de questions face à une pratique installée et partagée de tous. Toute coïncidence avec la saga de l’annexe à la déclaration d’appel n’est bien évidemment pas fortuite, et n’est pas terminée. C’est finalement le risque d’un comportement moutonnier, qui s’inscrit au-delà des textes, ici remis sèchement en perspective par la cour d’appel de Basse-Terre.

Ainsi, si l’avocat de l’intimé forme appel incident contre un co-intimé constitué, il lui dénonce ses conclusions par voie de notification et si celui-ci n’est pas encore constitué, comme en l’espèce, il les lui signifie. Tout le monde le sait, donc le fait. Tout le monde le fait, donc le sait. Oui, mais ne devrait-il pas l’assigner à l’instar de l’appel provoqué ? En effet, loin des débats doctrinaux sur le régime procédural de l’appel provoqué et celui de l’appel incident, qui ne répondent pourtant pas à la même fonction, la Cour de cassation avait assimilé les deux pour corriger l’imperfection notable de la rédaction de l’ancien article 909 qui avait omis l’appel provoqué au côté de l’appel incident. L’erreur fut réparée avec le décret n° 2017-891 du 6 mai 2017. Entre temps, on avait appris qu’un appel provoqué se fait nécessairement par assignation et dans le délai pour conclure (Civ. 2e, 9 janv. 2014, n° 12-27.043, Dalloz actualité, 24 janv. 2014, obs. M. Kebir ; D. 2014. 795, obs. N. Fricero ; ibid. 1722, chron. L. Lazerges-Cousquer, N. Touati, T. Vasseur, E. de Leiris, H. Adida-Canac, D. Chauchis et N. Palle ; ibid. 2015. 287, obs. N. Fricero ; Gaz. Pal. 28 févr-1er mars 2014, nos 59 et 60, obs. C. Lhermitte ; Gaz. Pal. 9-11 mars 2014, nos 68 à 70, obs. E. Jullien ; Village de la justice, 29 mai 2015, obs. V. Mosquet). Puis que quand bien même l’intimé sur l’acte d’appel avait, lui aussi, intérêt à relever appel principal, il devait procéder par assignation en appel provoqué sans pouvoir former une déclaration d’appel principal (Civ. 2e, 27 sept. 2018, n° 17-13.835, Dalloz actualité, 24 oct. 2018, obs. R. Laffly). Et enfin que l’assignation en appel provoqué doit être délivrée dans le délai pour conclure de l’intimé, sans que ce délai puisse être prorogé dans les conditions prévues par l’article 911 du code de procédure civile, qui régit la signification de conclusions à une personne déjà attraite dans la procédure d’appel (Civ. 2e, 6 juin 2019, n° 18-14.901, Dalloz actualité, 3 juill. 2019, obs. R. Laffly ; D. 2019. 1233 ). C’est peu dire que s’ils peuvent se rejoindre, le régime de l’appel provoqué est bien plus sévère que celui de l’appel incident qui se forme par voie de conclusions et qui offre, lui, le délai augmenté de l’article 911. Voilà tout l’enjeu de la recevabilité de l’appel incident pour une question, une de plus, de pure forme.

Rhinocéros

Pour dégager le syllogisme de la forme que doit revêtir l’appel incident dirigé contre un intimé non constitué, les juges d’appel avaient bien à disposition une prémisse majeure et une prémisse mineure. Celle en premier lieu de l’article 68 qui dispose que « Les demandes incidentes sont formées à l’encontre des parties à l’instance de la même manière que sont présentés les moyens de défense. Elles sont faites à l’encontre des parties défaillantes ou des tiers dans les formes prévues pour l’introduction de l’instance. En appel, elles le sont par voie d’assignation » et celle de l’article 551 qui précise que « L’appel incident ou l’appel provoqué est formé de la même manière que sont les demandes incidentes ».

Selon les enseignements d’Aristote, pour que le syllogisme fonctionne, sa conclusion doit être contenue dans la prémisse majeure qui doit être générale et universelle. Cela fonctionne à merveille. On le sait :
« Tous les hommes sont mortels.
Socrate est un homme.
Donc Socrate est mortel ».

On sait aussi ce qu’il advint avec Ionesco et son dialogue paralogique :
« Tous les chats sont mortels. Socrate est mortel. Donc Socrate est un chat.
- C’est vrai, j’ai un chat qui s’appelle Socrate.
- Vous voyez… ».

L’art est difficile et le danger immédiat est celui qui conduit à la pensée totalitaire, suivie par tous et dénoncée par l’auteur de Rhinocéros. Mais à l’inverse, pas de raisonnement sophiste de la part de la cour d’appel. Le piège était d’autant plus réel que le raisonnement par syllogisme, qui s’appuyait sur les textes, était bon :
Les demandes incidentes se forment contre les parties défaillantes ou des tiers, en appel, par voie d’assignation.
L’appel incident se forme de la même manière que sont les demandes incidentes.
L’appel incident contre une partie défaillante se forme donc en appel par voie d’assignation.

Le syllogisme, qui permet de dégager une vérité, pour ne pas dire la vérité, était en marche.

Face à cette logique implacable, comment la Cour de cassation pouvait-elle s’y prendre ? Au regard des dispositions légales, exactement visées, faire échec au raisonnement n’était pas chose aisée. L’argumentation pouvait être : si « Les demandes incidentes sont formées à l’encontre des parties à l’instance de la même manière que sont présentés les moyens de défense », ces derniers sont formés par voie de conclusions dénoncées à la partie adverse, pas par assignation. Oui, mais le texte ajoute, répondraient les juges de Basse-Terre, que les demandes incidentes « sont faites à l’encontre des parties défaillantes ou des tiers dans les formes prévues pour l’introduction de l’instance ». Donc par assignation. Oui mais un co-intimé contre lequel un intimé forme appel incident n’est pas un tiers. Le tiers à la procédure est l’intervenant forcé en cause d’appel qui n’a pas la qualité de partie en première instance ; l’intimé sur appel provoqué est partie en première instance mais n’est pas intimé sur l’acte d’appel principal ; l’intimé sur l’acte d’appel est à la fois partie en première instance et intimé sur l’acte d’appel principal. Il n’est ni un tiers à la procédure de première instance, ni à celle d’appel. Oui, mais la Cour de Basse-Terre répliquerait qu’au sens du texte, ce co-intimé qui n’est certes pas un tiers, est bien « défaillant » au moment de la dénonciation des conclusions puisqu’il n’a pas constitué avocat. Il doit donc être assigné.

Chouette

Perspicacité et sagesse étaient les qualités requises pour contourner l’obstacle. La première erreur de la cour d’appel était déjà de ne pas avoir vu un arrêt de la Cour de cassation qui avait dégagé la même solution. Identiquement, la cour d’appel de Rennes avait estimé, par référence aux mêmes textes, que l’intimé constitué qui forme un appel incident contre un co-intimé non constitué doit procéder par assignation. Mais la deuxième chambre civile avait répondu « Qu’en statuant ainsi, alors que la seule obligation pesant sur M. Z. était de signifier ses conclusions d’appel incident à M. Y, régulièrement intimé par l’appelant, dans les délais prescrits par les articles 909 et 911 du code de procédure civile, soit avant le 12 août 2017, sauf à ce que M. Y constitue avocat avant la signification, la cour d’appel a violé les textes susvisés » (Civ. 2e, 9 janv. 2020, n° 18-24.606, Dalloz actualité, 22 janv. 2020, obs. C. Auché et N. de Andrade ; D. 2020. 88 ; ibid. 576, obs. N. Fricero ).

L’erreur était aussi celle de ne pas avoir vu, ou voulu voir, l’article 911 du code de procédure civile.Car pour sauvegarder les droits des parties, l’habileté de la deuxième chambre civile n’est justement pas de se hasarder à une exégèse des textes, et donc à l’interprétation des articles 68 et 551, mais au contraire d’en trouver un troisième, l’article 911 ! Sur les autres, l’article 911, spécial à l’appel, s’impose. S’il rappelle que les conclusions sont notifiées aux avocats des parties dans le délai de leur remise au greffe de la cour, le texte prévoit le sort des conclusions en l’absence de constitution de l’intimé : « elles sont signifiées au plus tard dans le mois suivant l’expiration des délais prévus à ces articles aux parties qui n’ont pas constitué avocat ; cependant, si, entre-temps, celles-ci ont constitué avocat avant la signification des conclusions, il est procédé par voie de notification à leur avocat ».

L’interprétation relève donc d’un parti-pris et d’une hauteur de vue qui s’infèrent de la solution donnée : celle de faire de l’intimé non constitué un personnage comme les autres. L’intimé non constitué, qui peut être défaillant comme le rappelle à propos l’arrêt (6), reste un intimé. Cet arrêt est d’autant plus intéressant qu’il reprend le terme de défaillant, celui de l’article 68, qui était occulté dans l’arrêt précité du 9 janvier 2020. Autrement dit, ce n’est pas cette défaillance qui induit le régime de l’assignation, c’est sa qualité de partie à l’acte d’appel qui exclut l’assignation. Alors on pourra toujours l’assigner à comparaître, mais la seule signification des conclusions sera suffisante. L’arrêt le dit, la signification, qui est une dénonciation par voie d’Huissier de justice, « n’a pas à revêtir la forme d’une assignation ». Lorsque l’article 911 précise que les conclusions sont signifiées aux parties qui n’ont pas constitué avocat, la qualité de partie ne fait aucun doute. En l’espèce, les deux co-intimés sur la déclaration d’appel de la CNBF avaient, dès le départ (constitués ou non par conséquent) cette qualité d’intimé. Mais si l’un ou l’autre avait souhaité intimer une partie présente en première instance mais non intimée sur l’acte d’appel principal, ou faire intervenir pour la première fois un tiers à l’instance, l’un et l’autre n’aurait eu d’autre choix que de l’assigner, soit en appel provoqué, soit en intervention forcée. L’assignation est bien l’invitation à comparaître, c’est là l’un des intérêts de l’assignation, et de cet arrêt. Or, l’intimé sur la déclaration d’appel, peu important qu’il ait constitué, n’avait-il pas déjà été invité à comparaître ? Parmi tous ces textes, n’aurait-on pas oublié l’alinéa 1er de l’article 902 : « Le greffier adresse aussitôt à chacun des intimés, par lettre simple, un exemplaire de la déclaration d’appel avec l’indication de l’obligation de constituer avocat ». Les invitations étaient parties depuis longtemps.