Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

La liberté d’expression d’un directeur de filiale et ses limites

Sauf abus, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression. Partant, le caractère illicite du motif du licenciement prononcé, même en partie, en raison de l’exercice, par le salarié, de sa liberté d’expression, liberté fondamentale, entraîne à lui seul la nullité du licenciement.

Il est jugé de façon tout à fait classique que sauf abus, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression (C. trav., art. L. 1121-1 ; Conv. EDH, art. 10, § 1 ; Soc. 14 déc. 1999, n° 97-41.995 P, D. 2000. 40 ; Dr. soc. 2000. 163, concl. J. Duplat ; ibid. 165, note J.-E. Ray ; RTD civ. 2000. 801, obs. J. Hauser  ; 16 févr. 2022, n° 19-17.871 B, Dalloz actualité, 18 mars 2022, obs. C. Couëdel ; D. 2022. 358 ). Ce qui implique en particulier une protection contre les mesures de rétorsion qui serait éventuellement prise par son employeur face à l’exercice non abusif de cette liberté. Seul l’abus dans cet exercice permet à l’employeur d’user valablement de son pouvoir disciplinaire, le cas échéant jusqu’au licenciement du salarié indélicat (tel en a-t-il été par exemple jugé de l’usage de propos injurieux, diffamatoires ou excessifs, v. Soc. 28 avr. 1994, n° 92-43.917 P, Dr. soc. 1994. 703 et les obs.  ; 14 avr. 2016, n° 14-29.769 D). Mais où fixer la limite de ce qui doit relever du libre exercice de cette liberté et ce qui doit être considéré comme abusif ? l’espèce ayant donné lieu à l’arrêt du 29 juin 2022 livre une illustration de son positionnement, tout en offrant à la chambre sociale de la Cour de cassation l’occasion de rappeler sa jurisprudence concernant l’expression de cette liberté fondamentale dans l’entreprise, en particulier concernant un cadre dirigeant.

En l’espèce, un salarié engagé en qualité d’ingénieur et ayant par la suite pris les fonctions de directeur général de la filiale roumaine du groupe, a été licencié pour faute grave. Il lui était en effet reproché d’avoir multiplié les accusations graves sur de possibles faits de corruption et des manquements aux règles de sécurité.

L’intéressé a toutefois saisi les juridictions prud’homales afin de contester la mesure. Les juges d’appel firent droit à la demande, en condamnant l’employeur et en retenant la nullité du licenciement. Ceux-ci estimèrent en effet qu’en reprochant au salarié d’avoir dénoncé certains faits dans un courrier, l’employeur avait remis en cause sa liberté d’expression.

La nullité du licenciement prononcé en violation de la liberté d’expression

La chambre sociale de la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi de l’employeur, rejette toutefois celui-ci et valider le raisonnement des juges du fond, balayant l’argumentaire consistant à étayer l’existence d’un abus de la part du salarié.

L’éminente juridiction rappelle en effet sobrement la formule selon laquelle sauf abus, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression.

Partant de ce constat fondamental, les hauts magistrats rappellent que le caractère illicite du motif du licenciement prononcé, même en partie, en raison de l’exercice, par le salarié, de sa liberté d’expression, liberté fondamentale, entraîne à lui seul la nullité du licenciement.

Or il était en l’espèce reproché, au sein de la lettre de licenciement, une série de griefs connectés à l’exercice de cette liberté. Lui était en effet reproché les propos qu’il avait tenus dans un courrier adressé au président du directoire du groupe dans lequel il mettait en cause le directeur d’une filiale ainsi que les choix stratégiques du groupe (une gestion considérée comme désastreuse de la filiale roumaine tant sur le terrain économique et financier qu’en termes d’infractions graves et renouvelées à la législation sur le droit du travail, faisait suite à l’absence de réaction de sa hiérarchie qu’il avait alertée le 2 décembre 2016 sur ces problèmes majeurs de sécurité et de corruption imputables à la gestion antérieure).

Cette sanction, validée par la chambre sociale, ne surprendra pas. C’est en effet la position traditionnelle de la jurisprudence qui de longue date frappe de nullité toute mesure – au premier chef desquelles le licenciement – tendant à entraver la liberté d’expression du salarié (v. not. Soc. 28 mars 2006, n° 04-41.695 P, D. 2006. 1128 ; 29 oct. 2013, n° 12-22.447 P, D. 2013. 2584 ; ibid. 2014. 302, chron. P. Flores, F. Ducloz, C. Sommé, E. Wurtz, S. Mariette et A. Contamine ; ibid. 1115, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2014. 81, obs. J. Mouly ; 30 juin 2016, n° 15-10.557 P, Dalloz actualité, 5 mai 2006, obs. E. Chevrier ; D. 2016. 1740, et les obs. , note J.-P. Marguénaud et J. Mouly ; RDT 2016. 566, obs. P. Adam ; Légipresse 2016. 391 et les obs. ; ibid. 536, comm. W. Bourdon, B. Repolt et A. Cagnat ). L’on notera en outre que cette sanction de nullité est désormais expressément reprise à l’article L. 1235-3-1 du code du travail lorsqu’un licenciement intervient en violation d’une liberté fondamentale. Cette solution confirme ainsi la jurisprudence antérieure, qui se montrait particulièrement protectrice du droit du salarié qui critique des dysfonctionnements internes ou sa hiérarchie, y compris en des termes parfois intenses (v. Soc. 21 sept. 2010, n° 09-42.382).

La difficulté ne tient donc pas au principe même de la sanction en cas de constat d’une violation de la liberté d’expression, mais dans la qualification éventuelle d’abus de la part du salarié, qui demeure en la matière la planche de salut de l’employeur.

L’absence d’abus dans l’exercice de la liberté d’expression

La liberté d’expression du salarié n’est en effet pas totalement dénuée de limite et l’employeur récupère son plein pouvoir de sanction lorsqu’il est démontré que l’intéressé a commis un abus. Il est alors nécessaire d’identifier ce qui peut – ou non – relever d’un véritable abus. Il est sur ce terrain généralement admis que l’abus peut être retenu en présence de termes outranciers, injurieux et/ou diffamatoires. La publicité des propos a également pu être identifiée comme un critère impactant, un salarié critiquant la société ou ses dirigeants publiquement (v. B. Dabosville, Contours de l’abus d’expression du salarié, RDT 2012. 275 ), dans la presse (v. Soc. 15 déc. 2009, n° 07-44.264 P, Dalloz actualité, 14 janv. 2010, obs. S. Maillard ; D. 2010. 156 ; Dr. soc. 2010. 267, chron. J.-E. Ray ; RJS 3/2010, n° 233) ou auprès des clients, à moins que ce ne soit en réponse à des propos l’ayant visé personnellement (v. Soc. 28 avr. 2011, n° 10-30.107 P, Dalloz actualité, 9 mai 2011, obs. A. Astaix ; D. 2012. 704 ) étant moins susceptible de profiter de la protection.

Or les termes employés en l’espèce par le directeur dans son courrier n’étaient ni injurieux, ni excessifs, ni diffamatoires à l’égard de l’employeur et du supérieur hiérarchique, pas plus qu’il n’était publié au-delà du seul périmètre du destinataire employeur.

L’exigence de bonne foi assortissant la proposition d’affectation

Enfin, la chambre sociale était amenée à se prononcer sur le grief d’exécution du contrat de travail de mauvaise foi, retenu par la cour d’appel, en ce que le salarié n’aurait pas profité d’une information complète concernant la filiale, en particulier en matière de sécurité, avant d’accepter son affectation

Le raisonnement est validé par l’éminente juridiction qui voit dans ce déficit informationnel préalable un manquement à l’obligation d’exécution de bonne foi du contrat de travail. L’obligation de bonne foi implique en effet pour l’employeur qui propose un changement d’affectation à un salarié de pouvoir apporter la preuve que des informations suffisantes lui ont été transmises pour qu’il puisse accepter en connaissance de cause. En l’occurrence, il ressortait des faits que l’employeur n’avait pas permis au salarié d’accepter l’affectation qui lui était proposée en connaissance de cause, les documents qui lui avaient été communiqués préalablement à la formalisation de son affectation ne donnant pas une image fidèle de la filiale particulièrement en matière de sécurité. Force sera en effet d’admettre qu’accepter le poste de directeur d’une filiale implique au préalable de pouvoir mesurer l’état actuel de l’entité, son organisation et ses éventuels points à consolider, en particulier sur le domaine sensible de la sécurité où la responsabilité pénale personnelle du représentant de l’employeur peut être engagée.