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Recevabilité d’une preuve illicite ou déloyale en matière de harcèlement moral : précisions sur l’office du juge

L’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.

Censure de l’arrêt d’une cour d’appel qui, pour écarter des débats un enregistrement clandestin par le salarié d’un entretien avec l’employeur, retient que le salarié avait d’autres moyens de preuve, alors qu’il lui appartenait de vérifier si la production de l’enregistrement était indispensable à l’exercice du droit à la preuve du harcèlement moral allégué, et, dans l’affirmative, si l’atteinte au respect de la vie personnelle de l’employeur n’était pas strictement proportionnée au but poursuivi.

par Sonia Norval-Grivet, Magistratele 11 septembre 2024

L’arrêt rendu par la chambre sociale de la Cour de cassation le 10 juillet dernier apporte un éclairage intéressant sur l’articulation des conditions de recevabilité d’une preuve illicite ou déloyale avec le régime probatoire spécifique applicable en matière de harcèlement moral, en précisant l’office des juges du fond lorsqu’ils sont amenés à apprécier l’admissibilité d’un tel mode de preuve.

En l’espèce, une salariée licenciée (pour faute simple) en 2015 avait saisi la juridiction prud’homale afin d’obtenir des dommages-intérêts pour harcèlement moral et licenciement abusif. En cause d’appel, elle demandait que son licenciement soit jugé nul en raison du harcèlement moral subi et, subsidiairement, sans cause réelle et sérieuse.

Au soutien de son argumentation relative à l’existence d’un harcèlement moral, elle se prévalait de différents faits, au rang desquels figuraient des pressions exercées sur elle par l’employeur afin de la pousser à accepter une rupture conventionnelle, qu’elle entendait établir en produisant la retranscription d’un enregistrement des propos tenus lors de l’entretien préalable par l’employeur, réalisé à l’insu de ce dernier.

La cour d’appel avait écarté cet enregistrement en estimant que la salariée avait d’autres choix – sans préciser lesquels – que d’enregistrer l’entretien litigieux pour prouver la réalité du harcèlement subi, estimant en outre que l’atteinte portée aux principes protégés en l’espèce n’était pas strictement proportionnée au but poursuivi. La juridiction d’appel avait in fine estimé qu’aucun des différents faits allégués (y compris les faits autres que les pressions invoquées) n’était établi et rejeté les demandes tendant à la nullité du licenciement et à l’octroi de dommages et intérêts.

La Cour de cassation censure cet arrêt en considérant que la juridiction d’appel aurait dû effectivement vérifier si la production de l’enregistrement était indispensable à l’exercice du droit à la preuve du harcèlement moral allégué, et, dans l’affirmative, si l’atteinte au respect de la vie personnelle de l’employeur n’était pas strictement proportionnée au but poursuivi.

Cet arrêt s’inscrit dans la lignée de l’évolution récente de la jurisprudence de la Cour de cassation, tout en apportant des précisions complémentaires sur l’office du juge en matière d’appréciation de la recevabilité d’un mode de preuve illicite ou déloyal, combinée aux règles de preuve du harcèlement moral.

Rappels sur l’évolution du « droit à la preuve » en matière sociale

La chambre sociale de la Cour de cassation, qui a très tôt reconnu, sur le fondement de l’article 9 du code de procédure civile, l’existence d’un principe de loyauté probatoire (Soc. 20 nov. 1991, n° 88-43.120 P, D. 1992. 73 , concl. Y. Chauvy ; Dr. soc. 1992. 28, rapp. P. Waquet ; RTD civ. 1992. 365, obs. J. Hauser ; ibid. 418, obs. P.-Y. Gautier ), a longtemps jugé irrecevables et écarté les preuves déloyales, obtenues au moyen de procédés clandestins ou de stratagèmes frauduleux, notamment en cas d’enregistrement d’une conversation réalisé à l’insu de son auteur (que l’enregistrement soit le fait de l’employeur, Soc. 20 nov. 1991, préc., ou du salarié, Soc. 23 mai 2007, n° 06-43.209 P, D. 2007. 2284, obs. A. Fabre , note C. Castets-Renard ; ibid. 2008. 2820, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et T. Vasseur ; RDT 2007. 530, obs. R. de Quenaudon ) ou de dispositifs de vidéosurveillance clandestins (Soc. 18 mars 2008, n° 06-45.093, Dalloz actualité, 2 avr. 2008, obs. B. Inès ; D. 2008. 992, obs. B. Ines ; Dr. soc. 2008. 608, obs. C. Radé ).

La question est en effet particulièrement sensible en droit du travail, l’une des parties, l’employeur, disposant potentiellement de larges moyens de surveillance de l’autre partie, le salarié, jusque dans sa vie privée. Au-delà de cette considération, permettre à chaque partie d’enregistrer secrètement les propos d’une autre au cours de la relation de travail ne serait guère propice à un apaisement des conflits naissants.

Ce principe de prohibition des modes de preuves déloyaux a été consacré de manière générale en matière civile par un arrêt rendu le 7 janvier 2011 par l’assemblée plénière (Cass., ass. plén., 7 janv. 2011, n° 09-14.667 P, Dalloz actualité, 12 janv. 2011, obs. E. Chevrier ; D. 2011. 562, obs. E. Chevrier , note F. Fourment ; ibid. 618, chron. V. Vigneau ; ibid. 2891, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Gelbard-Le Dauphin ; RTD civ. 2011. 127, obs. B. Fages ; ibid. 383, obs. P. Théry ; RTD eur. 2012. 526, obs. F. Zampini ), jugeant que l’enregistrement d’une communication téléphonique réalisé à l’insu de l’auteur des propos tenus constitue un procédé déloyal rendant irrecevable sa production à titre de preuve, contrairement à la matière pénale (v. not., Crim. 11 juin 2002, n° 01-85.559 P, D. 2002. 2657 ; ibid. 2003. 1309, chron. L. Collet-Askri ; RSC 2002. 879, obs. J.-F. Renucci ; RTD civ. 2002. 498, obs. J. Mestre et B. Fages ).

Sous l’impulsion de la jurisprudence européenne (v. not., CEDH 10 oct. 2006, L.L. c/ France, n° 7508/02, D. 2006. 2692 ; RTD civ. 2007. 95, obs. J. Hauser ), la Cour de cassation a toutefois reconnu l’existence, en matière civile, d’un droit à la preuve permettant de déclarer recevable une preuve illicite, à la double condition que cette preuve soit indispensable au succès de la prétention en cause et que l’atteinte portée aux droits antinomiques en présence soit strictement proportionnée au but poursuivi (Com. 15 mai 2007, n° 06-10.606 P, D. 2007. 1605 ; ibid. 2771, obs. A. Lepage, L. Marino et C. Bigot ; Just. & cass. 2008. 205, Conférence G. Tapie ; RTD civ. 2007. 637, obs. R. Perrot ; ibid. 753, obs. J. Hauser ; Civ. 1re, 5 avr. 2012, n° 11-14.177 P, Dalloz actualité, 23 avr. 2012, obs. J. Marrocchella ; D. 2012. 1596 , note G. Lardeux ; ibid. 2826, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Darret-Courgeon ; ibid. 2013. 269, obs. N. Fricero ; ibid. 457, obs. E. Dreyer ; RTD civ. 2012. 506, obs. J. Hauser ; Soc. 9 nov. 2016, n° 15-10.203 P, Dalloz actualité, 25 nov. 2016, obs. M. Rousel ; D. 2017. 37, obs. N. explicative de la Cour de cassation , note G. Lardeux ; ibid. 2018. 259, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; Just. & cass. 2017. 170, rapp. A. David ; ibid. 188, avis H. Liffran ; Dr. soc. 2017. 89, obs. J. Mouly ; RDT 2017. 134, obs. B. Géniaut ; RTD civ. 2017. 96, obs. J. Hauser ; 25 nov. 2020, n° 17-19.523 P, D. 2021. 117 , note G. Loiseau ; ibid. 1152, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; ibid. 2022. 431, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; Dr. soc. 2021. 21, étude N. Trassoudaine-Verger ; ibid. 170, étude R. Salomon ; ibid. 503, étude J.-P. Marguénaud et J. Mouly ; RDT 2021. 199, obs. S. Mraouahi ; Dalloz IP/IT 2020. 655, obs. C. Crichton ; ibid. 2021. 356, obs. G. Péronne ; Légipresse 2021. 8 et les obs. ; RTD civ. 2021. 413, obs. H. Barbier ; 8 mars 2023, nos 21-17.802, 21-20.798 et 20-21.848 P, Dalloz actualité, 16 mars 2023, obs. L. Malfettes ; D. 2023. 505 ; ibid. 1443, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; ibid. 2024. 570, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; JA 2024, n° 692, p. 40, étude J.-F. Paulin et M. Julien ; RTD civ. 2023. 439, obs. J. Klein ).

Néanmoins, jusqu’à l’important arrêt rendu par l’assemblée plénière le 22 décembre dernier (Cass., ass. plén., 22 déc. 2023, n° 20-20.648 B+R, Dalloz actualité, 9 janv. 2024, obs. N. Hoffschir ; D. 2024. 291 , note G. Lardeux ; ibid. 275, obs. R. Boffa et M. Mekki ; ibid. 296, note T. Pasquier ; ibid. 570, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; ibid. 613, obs. N. Fricero ; JA 2024, n° 697, p. 39, étude F. Mananga ; AJ fam. 2024. 8, obs. F. Eudier ; AJ pénal 2024. 40, chron. ; AJCT 2024. 315, obs. A. Balossi ; Dr. soc. 2024. 293, obs. C. Radé ; Légipresse 2024. 11 et les obs. ; ibid. 62, obs. G. Loiseau ; RCJPP 2024. 20, obs. M.-P. Mourre-Schreiber ; RTD civ. 2024. 186, obs. J. Klein ), la jurisprudence de la Cour régulatrice et notamment la chambre sociale n’étendait pas ce droit à la preuve à la preuve déloyale, c’est-à-dire obtenue en « piégeant » la partie adverse ou à son insu, et en particulier aux enregistrements clandestins. Cette jurisprudence présentait les inconvénients (énumérés par l’assemblée plénière) de priver potentiellement une partie de tout moyen de prouver la réalité de ses prétentions, en méconnaissance des principes européens de mise en balance des intérêts et d’égalité des armes, et, compte tenu de la difficulté de distinguer clairement les preuves déloyales et illicites, de risquer de favoriser un contournement de la voie civile en faveur de la voie pénale plus permissive.

Par cet arrêt majeur, l’assemblée plénière a donc opéré un revirement d’ampleur en jugeant désormais que dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats, et que le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.

Depuis cette décision de principe, le juge civil – et notamment celui du contentieux des relations de travail – peut donc désormais tenir compte d’un élément de preuve obtenu de manière déloyale, à la double condition que cette production soit indispensable à l’exercice du droit à la preuve et que l’atteinte portée au droit de...

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