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Affaire Benalla : une occasion manquée de garantir le principe de loyauté de la preuve

L’incertitude entourant les conditions de recueil d’un élément de preuve versé dans le cadre d’une information judiciaire ne constitue pas une cause de nullité de procédure.

par Sajjad Hasnaoui-Dufrennele 11 décembre 2020

Les faits

Les faits à l’origine de l’arrêt sont simples et particulièrement célèbres. À la suite de la diffusion d’une vidéo captée en marge des manifestations du 1er mai 2018, un collaborateur du président de la République est mis en examen des chefs d’immixtion dans l’exercice d’une fonction publique (C. pén., art. 433-12) et de violences volontaires en réunion sans incapacité temporaire de travail (C. pén., art. 222-13). Placé sous contrôle judiciaire, le collaborateur de l’Élysée a interdiction d’entrer en contact avec les quatre autres mis en examen (C. pr. pén., art. 138, 9°).

Or, le 31 janvier 2019, Médiapart publie un enregistrement sonore qui démontrerait l’existence d’une violation du contrôle judiciaire de l’intéressé, lequel aurait rencontré un autre mis en examen en violation des obligations édictées par le juge d’instruction. Les journalistes de Médiapart acceptent de remettre aux enquêteurs les originaux des fichiers audio, mais invoquent le droit à la protection des sources pour refuser de préciser les conditions dans lesquelles ils ont obtenu ces enregistrements. C’est dans ce contexte que la police technique et scientifique analyse les fichiers en cause et échoue à établir leur origine. Les enregistrements litigieux sont alors versés à la procédure d’information et, le 9 août 2019, l’ex-collaborateur élyséen mis en examen saisit la chambre de l’instruction d’une requête en nullité visant, notamment, le procès-verbal de versement desdits enregistrements (C. pr. pén., art. 173).

Pour prétendre à la cassation de l’arrêt ayant rejeté la requête en nullité des fichiers litigieux, le pourvoi invoque le principe de loyauté, l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, et les articles préliminaires et 593 du code de procédure pénale. Sous couvert d’un moyen disciplinaire, le pourvoi pose en réalité une véritable question de principe en droit de la preuve. Pour en saisir les enjeux, il est nécessaire d’exposer brièvement l’état du droit positif en la matière.

L’état du droit positif

Si la procédure pénale est gouvernée par un principe de liberté probatoire (C. pr. pén., art. 427, al. 1er), le droit à un procès équitable et le principe de loyauté des preuves s’opposent à tout stratagème déployé par un agent de la force publique en vue de vicier la recherche de la preuve (Crim. 11 juill. 2017, n° 17-80.313 P, Dalloz actualité, 25 juill. 2017, obs. W. Azoulay ; D. 2017. 1532 ; ibid. 2018. 196, chron. B. Laurent, G. Barbier, E. Pichon, L. Ascensi et G. Guého ; AJ pénal 2017. 436, note J.-B. Perrier ).

L’obligation de loyauté pesant sur les agents publics

Pour l’autorité de poursuite, la déloyauté est établie dans deux hypothèses.

La première est celle dans laquelle le stratagème déployé par un agent public « a pour objet ou pour effet de pousser à la commission de l’infraction qui, sans cela, n’aurait pas été commise » (v. note explicative de l’arrêt Crim. 9 déc. 2019, n° 18-86.767). Dans une telle situation, la preuve doit être écartée, peu important que la provocation à la commission d’une infraction ait été « réalisée à l’étranger par un agent public étranger, ou par son intermédiaire » (Crim. 7 févr. 2007, n° 06-87.753 P, D. 2007. 2012 , note J.-R. Demarchi ; AJ pénal 2007. 233, obs. M.-E. C. ; RSC 2007. 331, obs. R. Filniez ; ibid. 560, obs. J. Francillon ; ibid. 2008. 663, obs. J. Buisson  ; Dr. pénal 2007. Chron. 29, obs. Lepage ; Procédures 2007, n° 147, obs. Buisson ; 4 juin 2008, n° 08-81.045 P, Dalloz actualité, 23 juin 2008, obs. S. Lavric ; D. 2008. 1766, et les obs. ; AJ pénal 2008. 425, obs. S. Lavric ; RSC 2008. 621, obs. J. Francillon ). Si la provocation policière demeure admise, c’est donc à la condition qu’elle vise uniquement à révéler l’existence de l’infraction et non pas à la provoquer (Crim. 9 août 2006, n° 06-83.219, D. 2006. 2348 ; ibid. 2007. 973, obs. J. Pradel ; AJ pénal 2006. 510, obs. C. Saas  ; 4 juin 2008, n° 08-81.045 P, préc. ; 8 juin 2005, n° 05-82.012, Bull. crim. n° 173 ; JCP 2005. IV. 2691 ; Gaz. Pal. 13/14 janv. 2006. Somm. 15, note Monnet ; 30 avr. 2014, n° 13-88.162, Dalloz actualité, 12 mai 2014, obs. S. Fucini ; D. 2014. 1042 ; ibid. 1736, obs. J. Pradel ; AJ pénal 2014. 374, obs. P. de Combles de Nayves ; RSC 2014. 577, obs. J. Francillon  ; 10 mai 2011, n° 10-87.475 ; 17 janv. 2012, n° 11-86.471, Dr. pénal 2012, n° 44, note A. Maron et M. Haas).

La seconde hypothèse est celle du recours, par l’autorité de poursuite, à un procédé déloyal visant à contourner le cadre juridique normalement applicable à la poursuite des infractions (Cass., ass. plén., 9 déc. 2019, n° 18-86.767 P, Dalloz actualité, 16 juin 2020, obs. H. Diaz ; D. 2019. 2413, et les obs. ; AJ pénal 2020. 88, obs. C. Ambroise-Castérot ; RSC 2020. 103, obs. P.-J. Delage  ; JCP 2020. 129, note Matsopoulou ; 14 avr. 2015, n° 14-87.914, Bull. crim. n° 87 ; Dalloz actualité, 12 mai 2015, obs. S. Fucini ; Dr. pénal 2015. Comm. 90, obs. A. Maron et M. Haas ; Procédures 2015, n° 273, note Chavent Leclère ; 16 déc. 1997, n° 96-85.589 P, D. 1998. 354 , note J. Pradel ; RSC 1999. 588, obs. J.-P. Delmas Saint-Hilaire  ; RG proc. 1998. Chron. 327, par Rebut ; Procédures 1998, n° 98, obs. Buisson ; v. toutefois Crim. 13 oct. 2004, n° 03-81.763 P, D. 2005. 1528 ; ibid. 1521, obs. G. Roujou de Boubée, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et M. Segonds ; AJ pénal 2004. 451, obs. C. S. Enderlin ; RFDA 2005. 105, note C. Lavialle ; RSC 2005. 66, obs. E. Fortis ; RPDP 2005, n° 2, p. 410, obs. Ambroise-Castérot). Il en est ainsi, par exemple, du procédé consistant à placer des suspects dans des cellules de garde à vue adjacentes et à sonoriser les locaux pour utiliser en procédure l’enregistrement dans lequel l’un des deux mis en cause s’auto-incrimine (Crim. 7 janv. 2014, n° 13-85.246, Dalloz actualité, 9 janv. 2014, art. A. Portmann ; ibid., 27 janv. 2014, obs. S. Fucini ; D. 2014. 407 , note E. Vergès ; ibid. 264, entretien S. Detraz ; ibid. 1736, obs. J. Pradel ; AJ pénal 2014. 194, obs. H. Vlamynck ; RSC 2014. 130, obs. J. Danet  ; Gaz. Pal. n° 131-133, 2014, p. 41, obs. Fourment ; JCP 2014. 434, note Gallois ; Dr. pénal 2014. 45, obs. A. Maron et M. Haas).

Dans chacune de ces deux hypothèses, la violation du droit à un procès équitable et du principe de loyauté des preuves justifie la nullité des actes d’enquête litigieux.

L’admissibilité des preuves obtenues de façon illicite ou déloyale par une partie privée

À l’inverse, le principe de loyauté de la preuve ne fait pas obstacle à la production de moyens de preuves obtenus de façon illicite ou déloyale par les parties privées, dès lors qu’« aucune disposition légale ne permet au juge répressif d’écarter les moyens de preuve produits par les parties au seul motif qu’ils auraient été obtenus de façon illicite ou déloyale » (Crim. 7 févr. 2006, n° 05-81.888 ; 24 avr. 2007, n° 06-87.656 ; v. égal. Crim. 27 janv. 2010, n° 09-83.395, Dalloz actualité, 17 mars 2010, obs. C. Gayet ; D. 2010. 656 ; AJ pénal 2010. 280 , étude J. Lasserre Capdeville ; Rev. sociétés 2010. 241, note B. Bouloc ; RTD com. 2010. 617, obs. B. Bouloc  ; 31 janv. 2007, n° 06-82.383, D. 2007. 1817, chron. D. Caron et S. Ménotti ; AJ pénal 2007. 144 ; RSC 2007. 331, obs. R. Filniez ). En la matière, la seule limite consiste à ce que l’autorité publique n’ait participé, ni directement ni indirectement, au recueil des éléments de preuve litigieux (Cass., ass. plén., 10 nov. 2017, n° 17-82.028 P, Dalloz actualité, 17 nov. 2017, obs. W. Azoulay ; D. 2018. 103, et les obs. , note O. Décima ; ibid. 196, chron. B. Laurent, G. Barbier, E. Pichon, L. Ascensi et G. Guého ; ibid. 1611, obs. J. Pradel ; AJ pénal 2018. 100, obs. C. Kurek ; RSC 2018. 117, obs. P.-J. Delage  ; Dr. pénal 2018, n° 37, obs. A. Maron et M. Haas ; RSC 2018. 117, note Delage). En d’autres termes, pour échapper à la critique, la preuve dont l’admissibilité est contestée doit avoir été obtenue « sans actes positifs de l’autorité publique susceptibles de caractériser un stratagème constituant un procédé déloyal » (Crim. 14 avr. 2015, nos 14-87.914$ et 14-88.515, préc.).

À l’évidence, coexistent ainsi deux régimes juridiques qui conduisent à des solutions diamétralement opposées, selon que la preuve a été recueillie par une partie privée ou par l’autorité publique. Pour les parties privées, les conditions de recueil de la preuve n’intéressent pas la régularité de la procédure, mais uniquement la force probante des éléments en question (v., pour une expertise réalisée de façon non contradictoire, Crim. 15 sept. 1999, n° 98-87.624, D. 1999. 260 ). À l’inverse, pour les agents publics, la déloyauté dans l’administration de la preuve est constitutive d’une cause de nullité.

La solution et la portée de l’arrêt

Dans ces conditions, le moyen développé par le pourvoi apparaissait particulièrement habile. En substance, l’argumentation consistait à reprocher à la chambre de l’instruction d’avoir validé le versement des fichiers audio litigieux, sans déterminer si ces enregistrements avaient été recueillis par une partie privée ou par un agent public. En ne parvenant pas à identifier la personne à l’origine de l’enregistrement, la chambre de l’instruction n’était pas mise en mesure de déterminer le régime juridique applicable à l’espèce, de sorte qu’elle ne pouvait juger recevable le moyen de preuve litigieux sans risquer de porter atteinte au principe de loyauté de la preuve et au droit à un procès équitable.

Pour rejeter cette argumentation, la Cour de cassation rappelle d’abord, conformément à sa jurisprudence constante, que le fait que les enregistrements litigieux aient été remis aux enquêteurs par des tiers à l’enquête ne saurait suffire à exclure que l’autorité publique ait concouru à la réalisation desdits enregistrements (§ 9). En dépit de ce constat, la cour régulatrice refuse, ensuite, de casser l’arrêt attaqué aux motifs, d’une part, qu’« il résulte des pièces de la procédure que des investigations, dont il n’est pas soutenu qu’elles seraient incomplètes, ont été conduites pour déterminer l’origine de ces enregistrements » (§ 9) et d’autre part que « le versement au dossier d’éléments de preuve ne saurait être déclaré irrégulier au seul motif que les conditions de leur recueil sont restées incertaines » (§ 10).

À l’analyse, une telle motivation semble critiquable, en ce qu’elle apparaît très peu protectrice du droit des justiciables à un procès équitable, et ce pour au moins deux raisons.

Premièrement, sur le plan théorique, le principe de l’in dubio pro reo, en vertu duquel le doute doit bénéficier au mis en cause – corollaire indispensable du principe de présomption d’innocence (CEDH 6 déc. 1988, Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne, req. n° 10590/83, § 77 ; v. égal. Comm. EDH, 4 mars 1980, req. n° 7950/77, X, Y, Z c. Autriche, DR 19, p. 221 ; Comm. EDH, 5 mai 1981, req. n° 9037/80, X c. Suisse, DR 19, p. 222 ; Comm. EDH, 16 avr. 1986, req. n° 10519/83, Amosi Saliabaku c. France, DR 46, p. 105) – aurait dû conduire à la solution inverse. Faute pour l’autorité de poursuite de démontrer que les enregistrements n’avaient pas été recueillis par un agent public, mais par une partie privée, le juge aurait dû appliquer les règles les plus favorables au mis en examen et accueillir la requête en nullité.

Deuxièmement, d’un point de vue pratique, la solution apparaît d’autant plus inquiétante qu’elle pourrait conduire à de véritables détournements de procédure de la part des enquêteurs les plus zélés. En effet, à suivre le raisonnement de la Cour de cassation, il suffirait pour un agent public ayant recueilli une preuve de façon déloyale de la partager avec un journaliste (au besoin, anonymement), pour « blanchir » ledit moyen de preuve, avant d’attendre sa publication dans la presse pour le verser en procédure.

À travers cet arrêt, la Cour de cassation manque donc une véritable occasion de renforcer les garanties du droit à un procès équitable. Aussi regrettable soit-elle, cette décision ne devrait pourtant poser aucune difficulté à la Cour européenne des droits de l’homme, qui considère classiquement que l’article 6 de la Convention européenne n’a pas vocation à régir l’admissibilité des moyens de preuves (CEDH 12 juill. 1988, Schenk c. Suisse, req. n° 10862/84, § 45-46 ; v., pour une illustration récente en matière civile, CEDH, gr. ch., 17 oct. 2019, López Ribalda et autres c. Espagne, req. nos 1874/13 et 8567/13, § 150-152, D. 2019. 2039, et les obs. ; AJ pénal 2019. 604, obs. P. Buffon ; RDT 2020. 122, obs. B. Dabosville ; Légipresse 2020. 64, étude G. Loiseau ; RTD civ. 2019. 815, obs. J.-P. Marguénaud ).