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Enregistrements Bettencourt diffusés par Mediapart : la CEDH tente de museler les « chiens de garde de la démocratie »

L’injonction faite à Mediapart en référé de retirer de son site des extraits d’enregistrements illicites réalisés au domicile de Liliane Bettencourt n’a pas violé l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

par Sajjad Hasnaoui-Dufrennele 29 janvier 2021

Au mois de juin 2010, des enregistrements réalisés par le majordome de Liliane Bettencourt étaient publiés par le site Mediapart, sur fond de conflit familial opposant l’héritière de L’Oréal à sa fille. Dans l’article accompagnant la publication des enregistrements, le site d’informations expliquait avoir « décidé d’en publier les extraits les plus significatifs parce que porteurs d’information d’intérêt général » et précisait que « toutes les allusions à la vie privée et à l’intimité des personnes [avaient] bien entendu été exclues » (arrêt, § 7). Cet avis n’était manifestement pas partagé par les intéressés – Liliane Bettencourt et son gestionnaire de fortune incriminé – qui saisissaient successivement le juge des référés aux fins d’obtenir le retrait des publications litigieuses. La saga familiale, médiatique et politique – puisque les faits allégués impliquaient prétendument un ministre – prenait alors également une tournure judiciaire.

La procédure devant les juridictions françaises

En première instance comme en appel, la demande de retrait des publications formée par le gestionnaire de fortune était rejetée, à l’issue d’un contrôle de proportionnalité entre droit au respect de la vie privée et liberté d’information. Pour confirmer que la publication des enregistrements n’était pas constitutive d’un « trouble manifestement illicite », la cour d’appel exposait notamment que « les informations révélées […] relev[ai]ent de la légitime information du public » (Paris, pôle 1, ch. 1, 23 juill. 2010, n° 10/13414). Cette décision était toutefois censurée par la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 6 octobre 2011, au visa des articles 809 du code de procédure civile, 226-1 et 226-2 du code pénal. Pour la Cour de cassation, le trouble manifestement illicite apparaissait caractérisé dès lors que « constitue une atteinte à l’intimité de la vie privée, que ne légitime pas l’information du public, la captation, l’enregistrement ou la transmission sans le consentement de leur auteur des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel » (Civ. 1re, 6 oct. 2011, nos 10-21.822 et 10-21.823, Bull. civ. I, nos 161 et 162 ; Dalloz actualité, 28 oct. 2011, obs. C. Tahri ; D. 2011. 2771 , note E. Dreyer ; ibid. 2457, édito. F. Rome ; ibid. 2012. 765, obs. E. Dreyer ; AJ pénal 2011. 522, obs. S. Lavric ; Légipresse 2011. 595 et les obs. ; ibid. 2012. 31, comm. G. Lécuyer ; RTD civ. 2012. 89, obs. J. Hauser  ; RLDC 2011, n° 4420).

Sans surprise, la cour d’appel de renvoi se rangeait ensuite à la position de la haute juridiction, en ordonnant le retrait des enregistrements par un arrêt du 4 juillet 2013 (Versailles, 4 juill. 2013, n° 12/00191, Dalloz actualité, 9 juill. 2013, obs. S. Lavric ; D. 2013. 1749, obs. S. Lavric ; AJ pénal 2013. 615, obs. S. Lavric ; Légipresse 2013. 464 et les obs. ; ibid. 481, Étude H. Leclerc ). Au terme d’une décision attendue, la cour d’appel de Versailles jugeait ainsi, en substance, qu’il n’était pas nécessaire de diffuser les enregistrements obtenus en violation du droit au respect de la vie privée pour satisfaire à l’exigence d’information du public. Cet arrêt faisait alors l’objet d’un nouveau pourvoi, formé par les journalistes, lesquels soulevaient dans le même temps une question prioritaire de constitutionnalité contestant la conformité au droit à la liberté d’expression des articles 226-1 et 226-2 du code pénal tels qu’interprétés par la Cour de cassation. Par un arrêt du 5 février 2014, la Cour de cassation refusait de renvoyer cette QPC au Conseil constitutionnel (Civ. 1re, QPC, 5 févr. 2014, n° 13-21.929, Dalloz actualité, 6 févr. 2014, obs. C. Gayet ; D. 2014. 373 ; Légipresse 2014. 272 et les obs. ; ibid. 305, Étude ) avant de rejeter le pourvoi formé par Mediapart aux motifs, notamment, que la liberté de la presse ou sa « contribution alléguée à un débat d’intérêt général » ne pouvait justifier le recours à un procédé de captation clandestin. Ces considérations permettaient à la haute juridiction de conclure que la décision de retrait et d’interdiction ultérieure de nouvelle publication des écoutes était « adaptée et proportionnée » (Civ. 1re, 2 juill. 2014, n° 13-21.929 P, Dalloz actualité, 30 juill. 2014, obs. T. Douville ; D. 2014. 373 ; Légipresse 2014. 272 et les obs. ; ibid. 305, Étude ). À quelques mois d’intervalle, des décisions similaires étaient rendues dans la seconde procédure, ouverte sur requête de Liliane Bettencourt (Civ. 1re, 3 sept. 2014, n° 14-12.200, Légipresse 2014. 527 et les obs. ; RTD civ. 2014. 856, obs. J. Hauser  ; 15 janv. 2015, n° 14-12.200, Dalloz atualité, Le droit en débats, 27 févr. 2015, par F. Saint-Pierre ; Légipresse 2015. 336 et les obs. ).

Rappelons, pour tenter d’être exhaustifs, qu’en marge de ces procédures civiles, les journalistes faisaient également l’objet de poursuites pénales parallèles du chef de diffusion d’un enregistrement obtenu en violation de l’intimité de la vie privée (C. pén., art. 226-2). Ces poursuites aboutissaient à la relaxe des prévenus, au terme d’un arrêt d’appel très rigoureusement motivé, qui ne faisait l’objet d’aucun pourvoi (Bordeaux, 21 sept. 2017, n° 16/00204, Dalloz actualité, 26 sept. 2017, obs. D. Goetz).

La saisine de la CEDH par Mediapart

Dans la requête ayant conduit à la décision commentée, Mediapart et ses deux fondateurs les plus connus, Fabrice Arfi et Edwy Plenel, font valoir que l’injonction judiciaire ayant ordonné le retrait des enregistrements porterait une atteinte disproportionnée à leur droit à la liberté d’expression tel que garanti par l’article 10 de la Convention. Au soutien d’un tel moyen, les requérants invoquent d’abord un argument de « cohérence », en faisant observer que la méthodologie de la Cour relative à la résolution du conflit entre droits à la liberté d’expression et au respect de la vie privée a abouti à leur relaxe sur le plan pénal (§ 52 s.). Ils font ainsi grief aux juridictions civiles de ne pas avoir tenu compte d’éléments déterminants dans le cadre de leur contrôle de proportionnalité, tels que l’état de santé de Liliane Bettencourt ou la condamnation pénale de son gestionnaire de fortune. Les requérants font ensuite valoir que les informations relatives à la santé ou à la succession de l’héritière de L’Oréal seraient également d’intérêt général, dès lors que ce sont précisément ces éléments qui ont rendu possible la commission de l’infraction d’abus de faiblesse pour laquelle le gestionnaire de fortune a été condamné (§ 54).

Dans le même sens, Mediapart et ses fondateurs estiment n’avoir commis aucun manquement à leurs obligations de journalistes dès lors qu’ils ont sollicité les observations des personnes mises en cause avant la publication des enregistrements, et qu’ils se sont limités à publier les seuls extraits pertinents (§ 55). Enfin, les requérants font valoir que la décision d’injonction judiciaire revêtirait un caractère disproportionné, assimilable à une forme de « censure » (§ 58), et ce d’autant que cette sanction a été prononcée par un juge des référés, « juge de l’urgence et du provisoire » avant de « devenir définitive en l’absence de toute action engagée au fond » (§ 59).

La mise en balance aboutissant à l’absence de violation de la Convention

De façon tout à fait classique, après avoir rappelé que la décision d’injonction constituait effectivement une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression des requérants, la Cour observe qu’une telle ingérence, prévue par la loi, poursuivait le but légitime « de protection de la réputation ou des droits d’autrui » (§ 74). Pour rappel, cet objectif légitime – qui est le plus souvent invoqué dans les affaires relevant de l’article 10 de la Convention – donne traditionnellement lieu à deux méthodes de raisonnement distinctes pour apprécier la nécessité de l’ingérence, selon que les informations visées relèvent ou non de la protection de l’article 8 (CEDH, Guide sur l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, § 105 s.). Ainsi, lorsqu’il résulte des circonstances du litige que l’article 8 n’est pas applicable, la Cour procède à une analyse « classique » de proportionnalité. Dans le cas contraire, il est fait usage de la méthode dite de « mise en balance » (v. par ex. CEDH, gr. ch., 10 nov. 2015, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, req. n° 40454/07, § 79, Dalloz actualité, 27 nov. 2015, obs. J. Gaté ; AJDA 2016. 143, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2016. 116, et les obs. , note J.-F. Renucci ; Constitutions 2016. 476, chron. D. de Bellescize ; RTD civ. 2016. 81, obs. J. Hauser ; ibid. 297, obs. J.-P. Marguénaud  ; 7 févr. 2012, Von Hannover n° 2 c. Allemagne, req. n° 40660/08, § 103, Dalloz actualité, 23 févr. 2012, obs. S. Lavric ; AJDA 2012. 1726, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2012. 1040 , note J.-F. Renucci ; ibid. 2013. 457, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2012. 142 et les obs. ; ibid. 243, comm. G. Loiseau ; RTD civ. 2012. 279, obs. J.-P. Marguénaud  ; 18 janv. 2011, MGN Limited c. Royaume-Uni, n° 39401/04, § 142, Légipresse 2011. 83 et les obs. ; ibid. 83 et les obs. ; ibid. 165, comm. G. Gil ).

En l’espèce, cette seconde méthode, qui appelle un contrôle de proportionnalité rigoureux entre les deux intérêts en présence, devait donc nécessairement s’imposer. La Cour rappelle en ce sens que la « nécessité de l’ingérence » doit être examinée au regard des critères pertinents dont elle a pu dresser l’inventaire au fil de ses décisions : contribution à un débat d’intérêt général, notoriété de la personne visée, objet du reportage, comportement antérieur de la personne concernée, contenu, forme et répercussions de la publication, mode d’obtention et véracité des informations, gravité de la sanction imposée aux journalistes ou aux éditeurs (§ 76 ; v. dans le même sens CEDH, 10 nov. 2015, req. n° 40454/07, préc., § 93). De façon tout aussi classique, la Cour observe ensuite que les journalistes qui exercent leur liberté d’expression « assument des devoirs et des responsabilités », de sorte qu’ils ne « sauraient en principe être déliés de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun au motif que l’article 10 leur offrirait une protection inattaquable » (§ 77).

Appliquant aux faits de l’espèce ces deux séries de principes solidement établis, la Cour considère que l’injonction faite à Mediapart de retirer de son site des extraits d’enregistrement illicites réalisés au domicile de Liliane Bettencourt n’a pas violé la Convention (§ 93). Pour aboutir à une telle solution, la Cour relève d’abord que l’argument tenant à la relaxe des journalistes par les juridictions pénales est inopérant, dès lors que les procédures civile et pénale visaient des objectifs différents (§ 79). Elle rappelle ensuite que les atteintes à la vie privée résultant d’une intrusion dans l’intimité des individus commises par des dispositifs techniques d’écoutes, de vidéo ou de photographies clandestines doivent faire l’objet d’une protection particulièrement attentive (§ 84), réaffirmant ainsi une solution traditionnelle (v. not. CEDH, gr. ch., 10 nov. 2015, req. n° 40454/07, préc., § 140 ; 7 févr. 2012, req. n° 40660/08, préc. ; 16 mars 2016, Alpha Doryforiki Tileorasi Anonymi Etairia c. Grèce, req. n° 72562/10).

La Cour expose par ailleurs qu’une personne connue du public peut tout de même se prévaloir d’une espérance légitime de protection et de respect de sa vie privée (§ 87) et rappelle, d’une part, que la Cour de cassation a estimé que la publication des enregistrements n’était pas nécessaire à l’information du public et, d’autre part, que les juridictions pénales ont souligné la « dimension spectaculaire inutile » d’une telle publication (§ 86). À l’issue de cette mise en balance, et après avoir enfin relevé qu’aucune autre mesure que le retrait et l’interdiction de republication n’aurait permis de protéger efficacement la vie privée des intéressés, la Cour aboutit logiquement à l’absence de violation de l’article 10 (§ 90 s.).

En définitive, la décision commentée constitue donc, pour l’essentiel, une sorte de compilation de solutions classiques maintes fois réaffirmées. Loin d’être novateur, le principal intérêt de l’arrêt est sans doute de rappeler que, si le journaliste joue un rôle de « chien de garde public » nécessaire à toute société démocratique, son droit à la liberté d’expression n’est pour autant pas absolu. Bien que parfaitement justifiée, il est peu probable que cette décision suffise à mettre fin à l’habitude prise par certains journalistes d’investigation de relayer des éléments de vie privée qui n’apparaissent pas toujours nécessaires à l’information du public. À l’heure de la sacro-sainte transparence, la CEDH aboie, les « chiens de garde » passent.